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L’INCENDIAIRE DU WALHALLA


Nietzsche, en effet, guettait autre chose dans les yeux de celui qu’il ne pouvait cesser l’admirer : une parole ironique, un haussement d’épaule ». Mais rien ne vint.

Le dernier soir, Wagner parut sur la scène et apostropha la foule en ces termes : « Ce que j’aurais à vous dire peut se résumer en quelques mots, se formuler en un axiome. Vous venez de voir ce que nous pouvons faire ; c’est à vous, maintenant de le vouloir. Et si vous le voulez, nous aurons un art. » Hautaines paroles. On les jugea — on les juge encore — selon que le cœur en est touché. Mais ne perdons pas de vue les soixante années de luttes qu’elles couronnent, ni l’ascension musicale accomplie par Wagner depuis les Fées jusqu’à la marche funèbre de Siegfried. Au banquet qui suivit la représentation, le compositeur se leva pour commenter ses mots précédents. « Je n’ai pas voulu dire que nous n’avions pas eu d’art jusqu’à ce jour. Mais il a manqué aux Allemands un art national, tel que le possèdent, malgré des faiblesses et des décadences passagères, les Italiens et les Français. »

Son œuvre devait être un point de départ vers l’avenir. Pour beaucoup elle allait être un point d’arrivée qu’il ne dépasseraient jamais. Mais non pour Nietzsche, ni pour Wagner. Nietzsche repartit désolé, déchiré, mais délivré. Et Wagner s’aperçut qu’il demeurerait seul. Aucun artiste ne lui pardonnerait sa grandeur. Pas même ses chanteurs, dont certains n’acceptèrent jamais la règle bayreuthienne de ne point saluer le public à la fin des actes. Plusieurs d’entre eux s’en allouent brouillés avec le maître. Richter aussi eut quelques défaillances. Et l’enthousiaste Mme de Schleinitz elle-même se refroidit un peu. « Bayreuth est le tombeau de l’amitié », dit-elle.

À Wahnfried, les réceptions se succédaient, cependant. Mais Wagner n’y paraissait qu’à contre-cœur. Il restait enfermé dans sa chambre, épuisé par l’effort qu’il venait de fournir. Il écrivait son testament artistique. « Que l’homme le plus âgé ne songe point à soi, mais qu’il aime le plus jeune pour l’amour de ce qu’il lui lègue… » Il parlait toujours d’aimer » désirait toujours, espérait toujours. Car il y avait parmi les étrangers accourus à Bayreuth une femme qui, peut-être, n’y était pas venue simplement pour saisir un reflet de cette gloire tardive, mais pour Wagner lui-même