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RICHARD WAGNER


justement de soi-même, puisqu’il exalte ses faiblesses. Ceci mène droit aux passions, c’est-à-dire aux désordres intellectuels. Donc, il n’y a plus de libre arbitre pour le « wagnérlen » ; plus qu’attitude, sublimité, démagogie, obscurité, fascination. En édifiant Bayreuth, Wagner courait le même risque et abdiquait de la même manière que Napoléon à Moscou : il était vaincu par lui-même.

Bayreuth devenait ainsi, au regard de Nietzsche, absolument nuisible. Il était pris d’un atroce énervement. Tout lui semblait faux dans cette mystique littéraire où la musique étendait son bavardage somptueux. Une colossale erreur philosophique que ce culte du néant. Une religion de vieillards ou de désespérés. Sa jeunesse s’indignait. Il fallait fuir. « J’ai l’effroi de chacune de ces longues soirées d’art… J’en ai complètement assez. Tout me torture ici. » Il partit donc vers la petite station balnéaire de Klingenbrunn, mais n’y tint pas longtemps et revint pour le premier cycle. Nietzsche tomba cette fois sur des cortèges officiels, des fanfares militaires, des ovations au vieil empereur Guillaume, à l’empereur don Pedro du Brésil, aux princes de Wurtemberg et de Schwerin. Ce public chamarré et brillant envahissait la « Wirtschaft » du théâtre, mangeait des saucisses et buvait de la bière dans les entr’actes. L’ancienne foi de Nietzsche en son maître protestait encore cependant. Était-ce à cela que conduisait la musique qu’il avait tant aimée et qui l’inondait toujours de plaisir malgré lui ? Sa doctrine sur le tragique grec enfin ressuscité, telle qu’il l’avait exposée dans un livre où le drame, la nudité, la sobriété antiques se dressaient avec la pureté lisse d’un marbre, que devenait-elle en face de cette moderne kermesse, de cette épaisse caricature ?

Mais Wagner exultait. Le dompteur en lui frémissait. Avec ce mélange de violences et de caresses qu’on lui a reproché, il séduisait, soumettait, convainquait, et maniait sa tempête, aidé, selon son gré, par Ariel on Caliban. Il recevait chez lui des rois, faisait des plaisanteries, donnait audience par fournées de cent personnes à la fois à tous les artistes de l’Europe. Le « Cosaque » de Geyer reparaissait, l’enfant sous le vieux. Il jouait avec lui-même comme avec ses invités. « Nietzsche est comme Liszt », disait-il en observant le visage fermé de son ami, « il n’aime pas mes calembours. » Car