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L’INCENDIAIRE DU WALHALLA


montagnes. C’est que le vieux Guillaume s’était annoncé et le roi de Bavière ne se souciait point d’incliner sa couronne devant celle de l’empereur d’Allemagne.

L’autre disciple désertait quelques jours plus tard. Nietzsche, qui s'était figuré ces fêtes comme une joie si profonde, si intime, ne tenait plus en place. Il sentait croître en lui, d'heure en heure, l'impatience, la colère, contre ces centaines d'indifférents accourus à Bayreuth pour se montrer ou se distraire. Lui qui commémorait chaque année sa première rencontre avec Wagner comme son jour de naissance intellectuelle, il n'éprouvait plus à présent qu'une sorte de terreur à l’idée de heurter sa pensée contre un Olympe en carton peint, qu’applaudissait, sans y rien comprendre, la populace imbécile des grandes premières. La sensualité, la sexualité de la musique des Nibelungen, le frappait subitement au visage comme un affront à la vraie pureté de l’esprit. « Où suis-je ? » se demandait-il. « Je ne reconnais rien… pas même Wagner. » Le petit livre qu’il venait de lui consacrer lui apparaissait soudain pesant comme une faute, impardonnable comme un mensonge. Il le rejetait, le reniait. Ce n’était plus qu’une vieille dette soldée.

Comment avait-il bien pu écrire que l’Anneau du Nibelung était « la musique la plus morale qu’il connût » ! Comment avait-il pu croire que le trait essentiel de cette morale était la fidélité ! Que valaient ces courants contraires qui se combattaient en Wagner et que symbolisaient la fidélité d’Élisabeth à Tannhaeuser, celle de Senta au Hollandais, celle d’Isolde, de Kurwenal et du roi Marke à Tristan, celle de Brunhilde enfin, aux secrets désirs de Wotan ? Sans doute y avait-il au fond de tout cela de graves erreurs, mais surtout de la comédie et du grotesque. Wagner avait assurément compris le tragique de l’art et sa nécessité comme valeur de remplacement pour l’homme attaché au problème infiniment plus complexe de l’action et de la volonté. Mais, ainsi travesti en symboles erronés, l’art irestait un mirage, une simplification sans vraie profondeur. Pris en soi, l’art wagnérien ne résolvait rien. Il ne cadrait même pas avec les conditions sociales modernes. Wagner se trouvait donc en face de la musique dans la situation d’un comédien. Autre méprise cocoie : il n’avait foi qu’en soi, et qui n’a foi qu’en soi n’est plus tout à fait honnête vis-à-vis