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RICHARD WAGNER


de constituer une dot à ses filles, car il voulait qu’elles ne fussent redevables de rien à Wagner.

Frédéric Nietzsche, à son tour, se retranchait dans un isolement singulier, inexplicable. Malgré des invitations pressantes, il ne s’était montré qu’une seule fois à Wahnfried, depuis les adieux de Lucerne. Sa santé empirait, sa vue baissait, mais n’était-ce pas justement des raisons pour prendre des vacances auprès de ses amis ? Or, Nietzsche se dérobait. Il écrivait à Erwin Rohde : « J’ai beaucoup réfléchi et j’ai eu à incursionner en de si lointaines régions que je me suis demandé souvent, en recevant les épreuves de mon texte (la seconde Considération inactuelle), quand j’avais bien pu écrire cette chose et même si vraiment tout cela était de moi. Je suis présentement fort occupé à lécher à rebrousse-piquants les vertus politiques et bourgeoises ; il m’est même arrivé à l’occasion de pousser par delà l’idée « nationale » — que Dieu m’amende et l’amende aussi… Pour Bayreuth, il y a du nouveau. Je me suis mis à étudier avec le plus grand sang-froid les raisons pour lesquelles l’entreprise ratait : cette méthode m’a beaucoup appris et je crois maintenant connaître Wagner beaucoup mieux qu’auparavant. Si le « miracle » s’est réalisé aujourd’hui, il ne détruit pas néanmoins le résultat de mon étude. »

Paroles énigmatiques, mais où l’on perçoit cependant la surprise, ls critique et le désenchantement. Le mystère wagnérien se dissipait peu à peu. Nietzsche l’avait analysé, pensait l’avoir percé à jour et déchiffré les secrets du sorcier. Alchimie et science erronée se trouvaient à présent disséquées sur la table du laboratoire philosophique. Nietzsche croyait voir l’artiste grelottant de vieillesse, prêt à se jeter aux pieds de Dieu. Et cela, dans le moment où lui-même se sentait appelé à relever le défi lancé par l’Histoire, la Tradition, la Routine, aux grands contempteurs des superstitions humaines !

Toutefois, ce n’étaient là encore que des pressentiments. Le souvenir de la fondation du Festspielhaus restait lié à l’émotion qu’il avait éprouvée auprès de Wagner triomphant. Si le wagnérisme était une maladie, comme il s’en convainquait chaque jour davantage, la guérison ne se ferait pas si vite. Pour la Noël de 1872, il avait envoyé à Cosima les