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RICHARD WAGNER


chois qui ne fut jamais construit, les présents d’honneur, les couronnes, les coupes en or et en argent. À droite du hall, la salle à manger. En face, le grand salon, qui donne sur le jardin au delà duquel s’ouvre le parc des margraves. Dans cette pièce spacieuse est disposée l’importante bibliothèque en bonne partie reconstituée (après tant de ventes successives), le piano de concert, les portraits de Schopenhauer, de Wagner et de Cosima par Lenbach. À l’étage, ouvrant sur une galerie circulaire, le cabinet de travail, les chambres à coucher et les appartements des enfants.

Le rêve de Wagner est donc entièrement réalisé : temple, demeure et tombe, puisque, sur la colline, le théâtre est en voie d’achèvement ; puisqu’il habite une maison qu’il a conçue et dessinée ; et puisque enfin, dans le jardin, vis-à-vis de la fenêtre centrale du salon et à peine dissimulées derrière un bosquet, sont déjà creusées les deux fosses jumelles où reposeront un jour Senta et celui qui fut tour à tour le Hollandais Volant, Loge l’esprit du feu, Tristan, Wotan, et enfin Prospero, l’ordonnateur et le pacificateur des tempêtes. Le soir même de leur installation, Richard et Cosima s’avancent sur le balcon de leur chambre. Ils portent un regard amical sur cette petite enclave printanière et plantée de neuf à l’orée du parc seigneurial. « À notre bonheur », dit Wagner. À notre paix. À notre déclin.

Il a raison. Quelques mois plus tard, le 21 novembre de 1874, il écrit en effet sur la dernière page manuscrite de son Crépuscule : « Terminé à Wahnfried. Je n’ajoute aucun commentaire. » Il y avait presque un quart de siècle qu’il jetait à Zurich les premières esquisses de l’immense Tétralogie ; il l’achève à présent dans l’amertume et les larmes de Cosima. En effet, ce jour-là, une dispute surgit entre eux à propos d’une toute humble lettre de Liszt… Le vieux Wotan serait-il jaloux maintenant de l’affection de sa femme pour le vieux saint François ? N’en croyons rien. La lettre de Liszt n’est qu’un prétexte. Ce sursaut de sauvagerie, ce reploiement brutal de l’artiste, ne sont que le reflux de son tremblement intérieur, l’écume déposée sur la plage par la vague partie depuis vingt-cinq ans de ses profondeurs et qui a entraîné dans son roulement la longue catastrophe de sa vie. Elle se brise enfin, cette vague, jetant aux pieds de Wagner son