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L’INCENDIAIRE DU WALHALLA


poursuit l’achèvement de son œuvre, l’architecture de sa vie, parce qu’il sait que les lauriers lui seront donnés de surcroît. Il a fait deux parts de son existence : celle de la création artistique, du démon, de Dieu-le-Diable comme disait Nietzsche, où il s’abandonne aux mouvements incontrôlables de son génie ; ensuite la part d’exploitation, de mise en œuvre et de bien-être, où l’humilié qui durant cinquante ans supporta tous les abaissements de la misère, cherche et obtient des revancbes formidables sur la méfiance, l’incrédulité et la ladrerie des hommes. C’est maintenant seulement qu’il se connaît, se juge, connaît et juge les autres.

Comment cet insatisfait se fût-il reposé ? Il avait nommé la maison qu’on construisait pour lui Wahnfried, « paix de l’esprit, repos de l’imagination ». Mais ce ne pouvait être là qu’une devise et un legs pour ceux qui l’habiteraient plus tard. Wahnfried, comme le Théâtre des Fêtes, était encore une de ces illusions nécessaires à Wagner pour stimuler jusqu’au bout cette énorme énergie d’où germeront le troisième acte du Crépuscule et Parsifal.

Énergie toujours sur le qui-vive, du reste, à cause des attaques de l’adversaire. Car si Wagner a trouvé autour de lui, dans la municipalité de Bayreuth des hommes tels que le bourgmestre Müncker, le banquier Feustel, son gendre Adolphe Gross et le pasteur Ditmar, nouveaux amis d’une qualité rare, d’un dévouement insigne (et s’ils ne sont pas des artistes, ces bourgeois solides et réfléchis n’en étaient que bien meilleurs techniciens et tacticiens en affaires), toutefois la campagne de diffamation anti-wagnérienne ne se relâchait point. Un psychiatre de Munich, des pamphlétaires de Berlin, de Kœnigsberg ou de Cologne lançaient leur venin dans les journaux. Nietzsche fut pris à partie à son tour, pour sa Naissance de la Tragédie, pour l’un de ses jeunes condisciples, le jeune philosophe von Wilamowitz-Moellendorf, et Wagner jugea bon de répondre à celui-ci par une lettre ouverte où il défendait son « laquais littéraire », comme la Gazette Nationale appelait le professeur de Bâle[1],

Ainsi le monde ne laissait pas Wagner en repos. Et Wagner

  1. On sait que Nietzsche fut vengé par son ami Rohde, l’auteur célèbre de Psyché. Du reste, Wilamowitz s’est lui-même déjugé dans la suite.