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« LE CRÉPUSCULE DES DIEUX »


ami dans une petite maison de son jardin de fleurs, où il régnait sur tout un peuple d’élèves fanatiques. Sa noire princesse était restée à Rome, ermite volontaire enfermée tout le jour avec ses manuscrits théologiques. Mais depuis son mariage, Wagner sentait chez Liszt — malgré leurs larmes et leur réconciliation — une tristesse invincible. Ils ne s’écrivaient plus. Leur silence s’épaississait. Et cependant l’abbé Liszt attendait une invitation pour ce jour-là. Elle vint enfin, mais trop tard, et il ne se mit point en route. Pourtant elle était telle que son cœur l’espérait.

« Cosima prétend que tu ne viendras pas, même si je t’invite. Il nous faudrait donc endurer cela encore, nous qui avons déjà tant enduré ! Cependant je ne veux point manquer à t’inviter quand même. Et tu sais ce que cela signifie si je te dis : Viens. Tu es entré dans ma vie comme l’homme le plus grand à qui j’aie jamais adressé la parole de l’amitié. Tu t’es séparé de moi, peut-être parce que tu avais moins de confiance en moi que je n’en avais en toi. À ta place, le plus intime de toi-même, un toi-même né pour la seconde fois vient satisfaire mon désir ardent de te savoir tout entier mien. Tu vis donc en pleine beauté devant moi et en moi, et nous sommes unis par-delà des tombes. Tu es le premier qui, par son amour, m’ait ennobli. J’accède maintenant à une seconde et plus haute existence par celle à qui je suis marié, et je puis accomplir cela que, seul, je n’eusse pu accomplir. C’est ainsi que tu m’es devenu tout, quand, pour toi, je reste si peu de chose. Quels avantages immenses ne m’as-tu donc pas donnés sur toi ! Si je te dis : viens, j’entends par là : viens chez toi, car c’est toi même que tu trouveras ici. Sois béni et aimé, quelle que soit ta décision. »

C’étaient les paroles qu’il fallait dire, car le seul médiateur possible entre eux était précisément l’être qui les avait séparés et grâce auquel ils pouvaient maintenant, ils devaient se retrouver. Le grand virtuose de l’amour prit sa plume et écrivit :


« Cher et glorieux ami,

« Je ne saurais répondre par des mots à ta lettre, qui m’a profondément secoué. Mais j’espère ardemment que les om-