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RICHARD WAGNER


vidée. La mélancolie s’étendait jusque dans l’air et les nuages. Les domestiques pleuraient. Le gros terre-neuve Russ refusait de manger. Le piano était encore à sa place, Nietzsche s’assit devant le clavier, improvisa de manière si émouvante que Cosima en fut toute surprise. Elle ignorait ce talent chez Nietzsche et qu’il eût la possibilité d’exprimer par la musique le pudique attachement de son âme aux êtres qui avaient pris dans sa vie une place si sérieuse.

Le devinait-elle plus profondément ? Comprenait-elle le sens de cet aveu sans paroles ? Comment se fût-elle doutée qu’il la nommait par devers lui son Ariane et que cette Naxos idéale, qui s’effondrait ce jour-là, ressurgirait seize uns plus tard de ses profondeurs, lorsque Nietzsche, à Turin, entrerait dans l’ombre de la folie ?… Il dut s’enfuir pour cacher son trouble. Cosima nota dans son journal : « Qu’est-ce qui nous attend ? Où est notre patrie ? »



Le 19 mai de 1872, dimanche de la Pentecôte, les invités arrivèrent à Bayreuth des quatre coins du ciel et des quatre vents de l’esprit. Dans la vieille cité, habillée de neuf, on se montrait les artistes célèbres, les chanteurs, les chefs d’orchestre, les grandes dames de la Cour de Berlin (les comtesses de Schleinitz et Doenhoff), Malwida de Meysenbug, Mme de Moukhanoff-Kalergi, le jeune professeur Nietzsche, les amis du maître et les fondateurs du théâtre qui allait surgir bientôt en haut de la colline sacrée.

Mais Wagner, lui, songeait aux absents, hélas toujours les mêmes : Mathilde Wesendonk, Franz Liszt, auxquels s’ajoutaient cette fois Hans de Bülow et le roi Louis II. Les plus intimes, les plus proches de sa pensée et de son cœur, ceux-là, par une secrète malédiction, ne prendraient point part à cette consécration de l’œuvre de sa vie. Pourtant Bülow avait pardonné, et cet homme généreux venait par deux fois d’en fournir la preuve en donnant, à Mannheim et à Munich, des concerts au profit du théâtre de Bayreuth. Quant à Liszt, il se trouvait à Weimar, où depuis plusieurs années ses habitudes étaient reprises. Le grand-duc y avait installé son vieil