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« LE CRÉPUSCULE DES DIEUX »

Dès le mois de janvier, Wagner avait interrompu son travail, et s’était mis en route pour Bayreuth, où il s’agissait de déterminer l’emplacement exact du théâtre, puis celui de la maison qu’il avait résolu de construire pour y terminer ses jours. Il revint ensuite à Tribschen et lança des invitations aux membres fondateurs pour la pose solennelle de la première pierre de l’édifice. La date prévue était fixée à la Pentecôte de cette année 1872, bien que les souscriptions fussent encore loin d’atteindre au million nécessaire. Mais on tablait toujours sur le roi Louis II, sur les « Vereine » de Berlin, de Vienne et de Mannheim en particulier. On songea même à une loterie publique, lorsqu’il s’avéra que le roi restait irréductible et ne verserait plus rien. Louis prétendait de nouveau faire représenter Siegfried à Munich, fût-ce une fois encore contre la volonté de l’auteur, qui pensa un instant envoyer tout promener pour s’installer en Italie… Ou bien accepterait-il les propositions que lui faisaient Darmstadt, Baden-Baden, et même la ville lointaine de Chicago ? Cosima dut employer toute son énergie à le rassurer et refusa cette évasion entr’aperçue pour ramener le galérien à son glorieux boulet. Quelle dérision… Le bonheur passait au large comme une barque sur l’eau tranquille d’un golfe. Finalement, le vieux prisonnier se décida pour sa chaîne.

Le 22 avril il fit ses adieux à sa retraite lucernoise, à ce coin de terre bordé de peupliers, de liberté, de rêveries, et il partit pour Bayreuth. Sa femme et les enfants devaient le rejoindre quelques jours plus tard. Elle écrivit à Judith : « Un dernier mot de Tribschen, ma chère Judith, que nous quittons le cœur gros et moi l’esprit inquiet… Nous ne voulons pas partir sans vous envoyer notre souvenir et nos tendresses. Wagner a terminé l’esquisse au crayon du troisième acte du Crépuscule. Il a moins travaillé que nous le souhaitions, car il a été souffrant et fort dérangé. Je ne sais pas quand il trouvera le loisir de se remettre à sa tâche, car il y a la mer à boire d’affaires, de pourparlers, de voyages, etc… Le 12 mai, concert à Vienne ; le 22 mai, la Neuvième Symphonie à Bayreuth et la fondation de notre théâtre. »

Nietzsche vint faire ses adieux à Cosima après le départ du maître. C’était le dernier samedi d’avril. Des malles et des caisses étaient ouvertes partout dans la maison, déjà presque