paix de Tribscben, il travaillait au Crépuscule des Dieux, enveloppé
par l’amour de Cosima dont il fallait calmer la constante
inquiétude. « Un grand sentiment est immortel, car il
libère l’existence de son instabilité », lui disait-il ; « cela n’a
rien à voir avec hier, aujourd’hui, ni demain. L’enfer commence
avec l’arithmétique. » Pourtant la sérénité qu’il prêche
n’est point encore la sienne. La paix véritable lui échappe
toujours. « Je maudis la musique qui me donne ces transes et
ne me laisse pas jouir de mon bonheur. Voici mon propre
fils qui passe à mes côtés comme dans un songe. Cette composition
des Nibelungen devrait être terminée depuis longtemps.
C’est une folie. Ou bien il faudrait retourner à l’état
sauvage, comme Beethoven. Il n’est pas vrai, comme vous
vous le représentez tous, que la musique soit mon élément
naturel. Ma vocation était de développer ma culture, de vivre
mon bonheur ». Le sens de son existence ne sera-t-il donc que
cette espèce de lutte continuelle contre sa nature profonde ?
Car, au fond, l’idée de quitter Tribschen où il avait vécu plus
de six années bienfaisantes, le remplissait d’appréhension. Et
Cosima davantage encore.
Cette femme si nerveuse sentait bien que son mari attendait d’elle le sacrifice le plus pénible : celui de son bonheur intime à l’œuvre wagnérienne. Elle continuait à gérer avec un ordre exemplaire toute l’administration des entreprises théâtrales, des Sociétés Wagner, des éditions musicales et littéraires ; à conduire la correspondance avec MM. Feustel (banquier) et Adolphe Gross, les nouveaux amis de Bayreuth qui ont pris en main la lourde affaire du Festspielhaus ; à s’occuper des enfants, de la maison, à répondre aux questionneurs et aux curieux. Mais si elle ne trahissait pas sa fatigue devant ces rudes corvées, lorsqu’elle se retrouvait seule, une sorte de tristesse physiologique l’accablait, lui faisait rouvrir le journal où elle cachait sous les formules de l’admiration et de la gratitude le tourment de ne plus trouver dans l’aimé qu’un homme célèbre. Cette femme, à qui l’on a reproché de ne s’attacher qu’à la gloire, avait l’âme défaillante et jalouse d’une jeune fille. Elle pleurait à chaque instant et confiait à ses cahiers l’inguérissable regret de n’avoir pas été Isolde. Parfois elle entrait en coup de vent chez Richard, lui prenait les mains, l’interrogeait : « M’aimes-