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« LE CRÉPUSCULE DES DIEUX »


de l’Ermitage en pierres précieuses, et là, pendant vingt ans, il écrivit ses livres et ravit l’Allemagne à laquelle il apprit le merveilleux de ses forêts, le burlesque de ses petites cours, les beautés de l’Italie et la réalité de ce qui est imaginaire. Lorsqu’il mourut, on éleva sa statue sur une place publique et pendant un nouveau demi-siècle la ville se rendormit.

Mais le 18 avril de 1871, un matin, le gardien du palais entendit tinter énergiquement la sonnette. Un petit homme aux approches de le soixantaine s’avança. Le visage fortement découpé était encadré de favoris gris, le front sillonné, et un creux profond échancrait le nez à sa naissance. Il s’exprima avec autorité, se fit montrer le parc, s’enquit d’un terrain boisé qui l’avoisinait et déclara que ce lieu lui convenait si fort qu’il y construirait à son tour sa demeure. Puis il héla un fiacre, parcourut la ville en tous sens et notifia au bourgmestre qu’il avait fait choix d’un emplacement au haut d’une colline dominant la cité pour y ériger son théâtre. Il s’appuyait fermement au bras de sa jeune femme, guidait devant lui avec assurance, certain que le roi Louis et toute l’Allemagne moderne le seconderaient dans l’entreprise qui couronnerait sa vie. Il restait le musicien de l’avenir, le philosophe de l’avenir, et une fois de plus se débarrassait du passé. Quelques jours plus tôt, il avait renvoyé à Mathilde Wesendonk ses lettres d’amour. Maintenant il se préparait à quitter à jamais Tribschen et la Suisse pour s’établir à Bayreuth. Il prenait possession de ce paysage, de ces maisons aux balcons fleuris, de ce vieux pavé de gentilhomme où se rencontreraient bientôt tous ceux que son fluide magnétisait. Tout s’accomplirait comme il l’avait voulu et le Hollandais atteindrait enfin la délivrance promise par la fidélité.

Il emmena Cosima visiter, à Leipzig, la maison du Lion blanc et rouge, où il était né cinquante-huit ans plus tôt. De là ils allèrent à Dresde, patrie de Rienzi et cimetière de Minna. Ils revirent les amis d’autrefois et se promenèrent le soir autour de l’Opéra. Les lampadaires brûlaient. Le théâtre était comble. L’on entendait par bouffées, irréelle et comme souterraine, la musique des Maîtres Chanteurs. Ainsi Wagner voyait grandir sur le monde son ombre étonnante.

À Berlin, des fêtes furent données en son honneur. Un concert, organisé per la comtesse de Schleinitz en présence