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RICHARD WAGNER


sa vie un temps unique et enivrant où « le glorieux » subit réellement l’influence de celui qui se dira plus tard son successeur ; l’unique moment aussi où Nietzsche parlera d’une « mission allemande » fondée sur le courage et non plus sur l’élégance et « l’avachissement franco-juifs ».

Toutefois la contagion de l’antisémitisme wagnérien ne durera pas longtemps. Bientôt Nietzsche en extirpera toute trace et entamera la lutte contre le christianisme musical de son maître, contre son mysticisme naissant, contre l’éthique de Parsifal. Leurs voies vont se séparer. Nietzsche entreprend pour sa santé son premier voyage vers le sud, à Lugano, d’où il rapporte le brouillon complet de son ouvrage. Il passe à Tribschen pour en donner lecture. On est déçu. Richard et Cosima n’y reconnaissent déjà plus cette théorie de la tragédie d’où devait sortir, armé à l’antique, l’opéra wagnérien. Et tandis que le philosophe rentre à Bâle pour retoucher son texte et construire en quelques semaines le livre admirable qui s’appelle La Naissance de la Tragédie, Wagner achève, le 6 avril, l’instrumentation de Siegfried, puis il se met en route pour Bayreuth.

« Bayreuth, petite ville de la Haute-Franconle… Palais rococo… Théâtre des margraves… »



Or, depuis un siècle, le palais rococo dormait. La petite margrave, sœur du grand roi Frédéric II, ne recevait plus les seigneurs d’or et de soie, ne peignait plus, ne faisait plus jouer ses musiciens ni danser ses ballerines, ne dépensait plus l’argent de ses sujets. Elle dormait comme son palais de stuc et de marbre, comme L’Ermitage campagnard qu’elle avait fait bâtir aux portes de sa capitale pour y abriter une loge maçonnique à l’usage des dames galantes et qu’elle avait voulu en roche rose, en perles, en coquillages et en jets d’eau. Et autour du palais de cette morte légère, la ville marchait depuis cent ans sur la pointe des pieds, retournée au silence des cités découronnées. Pendant longtemps elle n’avait reçu aucune visite de Prince Charmant. Mais, vers la fin du xviiie siècle, un poète y était venu, qui avait pour nom ses deux prénoms : Jean-Paul. Il loua une chambre dans une auberge, aux confins