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« LE CRÉPUSCULE DES DIEUX »


la seule attitude qui convienne devant de tels événements, est le silence. D’autant plus que certains de ses amis les plus chers sont étrangement partagés dans leurs sentiments sur l’ordre européen nouveau. Liszt, par exemple, vieux Parisien de toujours, dont l’un des gendres s’appelle Émile Ollivier, l’autre Richard Wagner, Liszt reste francophile et napoléonien. Louis II, bien qu’il ait eu la main forcée par Bismarck pour la convocation des princes allemands, lors de la proclamation de l’Empire, ne se montre pas à Versailles, mais y délègue son frère, car il craint que le régime naissant ne coûte à la Bavière son indépendance.

Nietzsche lui-même, ce héraut des temps futurs, adopte une attitude énigmatique. Il est parti aux armées comme infirmier. Il a vécu sous les murs de Metz assiégée, où il a attrapé cholérine et diphtérie. Lors de son retour à Bâle il écrit : « L’orientation de la civilisation qui se prépare m’inspire les plus graves inquiétudes. Pourvu que nous ne payions pas trop cher les formidables succès de la nation dans un domaine où, pour ma part du moins, je n’entends souffrir aucun sacrifice : je tiens la Prusse présente pour une puissance extrêmement dangereuse à la civilisation… Soyons assez philosophes pour conserver notre sang-froid au sein de l’ivresse générale. »

Dès Noël, il est à Tribschen, pourtant, auprès de Wagner qui vient de publier un essai sur Beethoven, « une révélation de l’esprit dans lequel nous vivrons désormais. » C’est que Nietzsche a reconnu dans cette musique intellectuelle certains accents dionysiens venus de sa propre lyre, non plus du roseau de Marsyas. Et le jeune professeur a l’oreille trop fine pour ne pas les identifier. Mais qu’importe ! L’autre musique est si belle, si convaincante, et Nietzsche écoute avec ferveur la nouvelle œuvre du maître, L’Idylle de Tribschen (Siegfried-Idyll), jouée pour la première fois le matin même de ce Noël, jour anniversaire de la naissance de Cosima.

Wagner a installé un orchestre dans l’escalier de sa maison et sa femme s’éveille aux sons de cette symphonie amoureuse, dirigée par Hans Richter. Quel luxe de force, quelle juste stratégie chez ce vieux manieur d’âmes ! Nietzsche le ressent profondément. Aussi ces journées sont-elles dans