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RICHARD WAGNER


responsable cette séduction exercée par Wagner sur les femmes, et que doublait encore l’état de solitude, d’amour et de haine publique dans lequel il vivait. Or, Judith ne s’était pas trompée. Elle avait vite reconnu le désir dans l’œil « attendri » de cet amateur d’êtres. Artiste, grand créateur, philosophe, fort bien ! Mais lorsqu’à cinquante-six ans on fait le gymnaste pour montrer sa force et sa souplesse, c’est qu’on veut aussi être admiré comme homme. Et Wagner est homme furieusement. Tel est son style véritable. Son plus bel hommage à la mort, c’est cette ivresse de vivre qu’il gardera jusqu’au bout et qui n’aura jamais qu’un âge : celui des exploits. Wagner aime d’être aimé. C’est alors qu’il possède ses meilleures forces. « Je sais que je vieillis », dit-il à cette époque, « et pourtant la vie ne fait que commencer pour moi. »


Aimer comme l’aiment Cosima, Judith et Nietzsche, certes, mais non comme Louis II, pour son seul plaisir. Car il n’y a plus qu’orgueil, jalousie et volonté de revanche dans cette rage de théâtre qui a saisi le roi, et lui fait donner l’ordre, après l’échec de L’Or du Rhin, de monter La Walkyrie. L’auteur veut s’y opposer de nouveau, et de nouveau Louis passe outre, reprochant au secrétaire de son Cabinet, le conseiller von Dufflipp, de se faire l’avocat de Wagner. Pourquoi celui-ci ne revient-il pas à Munich ? Est-ce au roi à supporter les conséquences de son exil volontaire, de son caractère emporté ? Wagner hausse les épaules, se remet à l’instrumentation du troisième acte de Siegfried et commence Le Crépuscule des Dieux. Au demeurant, n’a-t-il pas trouvé en Nietzsche une magnifique valeur de remplacement ?

Nietzsche est toujours le commensal fidèle de Tribschen, où il vient à chaque instant, où il a même sa chambre, son « pensoir ». Cosima lui fait lecture de l’esquisse de Parsifal, et le maître s’entretient avec lui de la philosophie de la musique, discute les récents essais de Nietzsche sur Le Drame musical grec et Socrate et la Tragédie. « Richard Wagner m’a donné à comprendre de la plus émouvante façon le destin qu’il me croit assigné. Tout cela est très angoissant. » C’est que les doctrines d’Opéra et Drame lui paraissent un peu confuses. Déjà il se sent appelé à les reviser, à les rattacher par de nouvelles formules à la tradition hellénique telle qu’il la con-