hier je le trouvai assis sur son fauteuil et sanglotant ; je ne
lui demandai pas pourquoi il pleurait, je ne les sais que
trop… » Et une autre fois, parlant de Bülow, elle confie à sa
nouvelle amie : « J’ai été livrée à un si violent désespoir de
compassion que, toute la nuit, je me suis demandée si je ne
commettais pas un crime de vivre, si la situation n’exigeait
pas le sacrifice d’une vie, et si ce n’était pas à moi d’accomplir
ce sacrifice. Au matin, quand le maître vint me dire
bonjour, je me précipitai dans ses bras et, pour la première
fois de ma vie, je lui laissai voir toute la souffrance amoncelée
dans mon cœur. » Pourtant le calme renaît, Wagner
travaille et Cosima attend que l’imbroglio se dénoue par le
divorce. « Le maître travaille ; Siegfried s’épanouit, tant sur
le papier que dans le berceau, et le reste prospère ; il n’y a
que votre amie, ma chère Judith, qui, de temps à autre soupire
et à qui tout ce bien-être apparaît quelquefois comme
une cristallisation de ses larmes… Devinez un peu comment
nous avons passé les dernières soirées, le maître et moi ? À
jouer des symphonies de Haydn à quatre mains ! Et cela avec
infiniment de plaisir, le croiriez-vous ? Nous avons choisi les douze symphonies anglaises que Haydn écrivit après la mort
de Mozart, et dont la trame musicale est merveilleuse de soin
et de finesse. »
Ottilie Brockhaus, la femme de l’indianiste, vint aussi voir son frère. Elle commençait à croire vraiment à sa gloire. Elle admirait son mobilier. « La sœur », raconte Cosima, « me dit qu’elle comprenait que je tinsse bon, ayant de si beaux meubles ! Notre maître, consterné, ne cessait de me répéter qu’il ne l’avait pas vue depuis vingt et un ans ; et puis, dans un accès de désespoir, il a commandé le bateau et les a conduits à tout jamais, paraît-il, car je ne les ai pas revus. En revanche, nous avons eu la visite d’un jeune philosophe que je regrette n’avoir pas eu l’occasion de vous présenter, car il fait bien partie de notre phalange ; bon, intelligent, et fantasque, il est devenu tout pâle en écoutant le troisième acte de Siegfried, que le maître vient d’expédier au roi. »
C’était Nietzsche. Ainsi s’unissaient en pensée les nouveaux fidèles de Tribschen. Ils communiaient dans l’admiration de l’œuvre wagnérienne. Mais si l’extase était très pure d’un côté, elle l’était moins de l’autre. Il en faut rendre