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LE NOUVEAU PÊCHEUR D’ÂMES

« Wagner m’a surprise aujourd’hui au seuil de son cabinet de travail, de ce sanctuaire dans lequel je n’osais pas pénétrer, considérant le piano, les feuillets épars, où l’encre n’est pas séchée, me sentant troublée au dernier point par les détails humains de ce qui était pour moi si évidemment surhumain. Et je fus oppressée, jusqu’à en perdre le souffle, d’entendre tout à coup, à quelques pas de moi, sonner la voix et le rire de celui qui m’apparaissait dans la perspective des siècles auprès d’Homère, d’Eschyle, de Shakespeare, de celui que j’aurais élu encore auprès des plus grands.

« — Comme vous êtes enthousiaste, s’écria-t-il ; il ne faut pas l’être trop, car cela nuit à la santé !

« Il voulait plaisanter, mais la lumière attendrie de ses yeux me disait assez ce que voilait son rire. »

La prose de Judith Gautier se ressent de ses exaltations, qui ne manquent pas d’exciter Wagner un peu. Il grimpe un jour au sommet d’un sapin ; un autre jour, il escalade la façade de la maison et, s’accrochant aux saillies et aux moulures, parvient au balcon du premier étage. C’est l’acrobate d’il y a cinquante ans, le Cosaque de Geyer ! « Surtout, dit Cosima, n’ayez pas l’air émerveillée, car alors on ne sait plus où il s’arrêterait. » Une ombre de tristesse habite cependant le blond visage de Mme de Bülow. Et elle profite d’un moment de solitude pour confier à Judith que la cause en est l’opposition de Liszt à son divorce. Aussi est-ce avec une vive curiosité que, quelques jours plus tard, à Munich, Judith voit entrer dans le salon de Mme de Schleinitz, femme d’un ministre prussien et grande amie de Cosima, un prêtre au visage glabre, aux prunelles ardentes, aux sourcils broussailleux. C’est Liszt. Toutes les femmes présentes se sont élancées ; elles s’agenouillent presque devant le roi automnal de l’amour et du piano. Liszt accompagne Mme de Moukhanoff-Kalergi, l’amie de Chopin, de Musset et de Wagner ; mais dès qu’il a été présenté à Judith :

— Avez-vous vu Cosima ?

— Je vous en prie, ne dites rien contre votre fille. Je suis à tel point de son parti que je ne puis admettre aucun blâme. Qui donc ne subirait avec joie la fascination et le prestige du génie ? »

Et Liszt répond à voix basse :