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LE NOUVEAU PÊCHEUR D’ÂMES


armé d’une science universelle, dont Wagner est ébloui. Voilà bien l’homme qu’il lui faut, l’ouvrier de la onzième heure, l’apôtre d’un évangile d’art réformé, de cette culture allemande impériale et populaire qu’il vient d’annoncer lui-même dans Siegfried et Les Maîtres Chanteurs. Nietzsche, c’est l’adolescent germain supérieur, méditatif, qui fomentera la révolution spirituelle de demain, selon la Table des Lois de Schopenhauer revue par Wagner. Merveilleux accomplissement de sa destinée, puisque même en ce coin perdu du canton de Lucerne, l’esprit de feu — ce Loge invisible et partout présent — jaillit entre les pierres de sa solitude pour l’aider à incendier un monde pourri ! Comment se douterait-il il que cet auditeur attentif, ce délicat amateur de musique, ce jeune prêtre de sa doctrine, le reniera un jour comme saint Pierre renia son maître devant Caïohe ! Comment saurait-il que cet architecte de bonheur humain s’était forgé dès ses douze ans une Trinité étrange : « Dieu-le-Père, Dieu-le-Fils et Dieu-le-Diable ». Car c’est ainsi, dit-il, « que je commençai à philosopher ».

Wagner ne voit en Nietzsche que le messager d’un monde meilleur et plus pur ; un confident ; un homme de confiance aussi. Il le charge de s’occuper, à Bâle, de l’impression de son Autobiographie. C’est une surprise qu’il veut faire à Cosima et à quelques amis choisis, pour Noël. Le manuscrit ne pourra être livré que chapitre par chapitre et il sera tiré en tout à douze exemplaires[1].

Nietzsche est préposé aussi par Cosima à l’achat des cadeaux de Noël pour Richard et les enfants. Il écoute les doléances de Wagner sur les représentations de L’Or du Rhin, organisées à Munich contre sa volonté la plus expresse, par ordre de Louis II. Car le roi, à présent, n’en fait plus qu’à sa tête. Il maintient sa décision, comme s’il tenait à se donner à lui-même cette preuve de sa libération. Il a acquis tous les droits sur la Tétralogie (rachetés à Wesendonk) et on la jouera par fragments, pour son plaisir. Wagner refuse

  1. Main Leben fut publié 28 ans après la mort de Wagner, en 1911. Il ne subsiste, croit-on, que 11 exemplaires du texte primitif, sur 12, ainsi que les épreuves des premiers chapitres, adressées par Wagner à Pusinelli en 1870. On n’a pas confirmation jusqu’ici que l’ouvrage débutât, comme il a été dit, par cette phrase : « Je suis le fils de Ludwig Geyer. » Nietzsche laisse subsister un doute sur ce point.