franchement avec celui qu’elle aime et répudier toute
hypocrisie sociale, surprend au premier abord le philologue,
fils de pasteur. Mais il admire le courage sous toutes ses
formes ». Et Cosima lui semble belle, fière, digne d’un ardent
destin. L’amour ainsi proclamé a quelque chose de tragique
qui l’apparente à la mort, comme Wagner vient de le marquer
au troisième acte de Siegfried. Le baiser du héros à Brunhilde,
explique-t-il, « le baiser de l’amour est la première
sensation de la mort, la cessation de l’individualité. C’est
pourquoi Siegfried, en le donnant, est rempli d’effroi. » Parole
troublante. Mais Nietzsche est trop néophyte encore, il a
trop peu d’expérience pour discuter la valeur d’une telle
affirmation. Bien au contraire, il a tout autre chose en
tête que la discussion : il veut justifier Wagner sur tous les
points de sa doctrine. Il sent obscurément que l’agililé de
son intelligence et l’étendue de con savoir vont apporter
aux idées wagnériennes des fondations solides. Il cherche
aussitôt à établir pour le grand mythe de la Tétralogie un
arbre généalogique solide, qui le rattachera directement aux
traditions du théâtre d’Eschyle,
Ce climat artistique dans lequel il lit à présent enveloppé est un rare stimulant de sa propre pensée. « Mon Italie », dit-il en partant de Tribschen. Ma Grèce, devrait-il dire plutôt, puisque l’arl grec, le drame grec, forment la substance de leurs entretiens, « Ce n’est pas seulement le grand Eschyle qu’il vous faut chercher à Tribschen, lui écrit Cosima, mais votre Homère. » Car Nietzsche prépare un cours sur la personne d’Homère pour ses étudiants de Bâle. Il en donne lecture à ses nouveaux amis, qui en saisissent toute l’importance. Et il médite déjà sa Naissance de la Tragédie hors du génie de la musique.
Wagner, de son côté, n’a pas été long à sentir le rôle qu’allait jouer dans son histoire et dans celle de sa pensée l’arrivée de ce renfort exceptionnel. De son regard aigu, il a vu que l’époque royale de Louis II avait pris fin le jour où ce prince sentimental ne sut pas mettre les droits de l’esprit à égalité avec les droits du cœur, c’est-à-dire le jour où l’amour déçu emporta dans sa chute la vision de Parsifal triomphant. Maintenant, le faible disciple drapé dans sa pourpre inutile est remplacé par ce nouveau pêcheur d’âmes