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LE NOUVEAU PÊCHEUR D’ÂMES


vaillent. Il n’a même pas choisi son adversaire. Il sait seulement qu’il est doué d’une force redoutable, qu’il la mettra au service de l’esprit et qu’il s’en servira un jour pour rendre visibles, puis pour détruire « les calamités publiques, latentes et insaisissables » qui rongent le bonheur des hommes. Wagner et Nietzsche sont en face l’un de l’autre comme les habitants de deux planètes différentes qui se seraient découverts au télescope, auraient trouvé le moyen de se rejoindre pour se complimenter de leurs travaux et ne sauraient point que l’un des deux doit périr de la science de l’autre. Et ils sont en même temps comme un père et son fils, assujettis à des hérédités communes et remplis de cette pudique timidité familiale qui fait qu’ils se dévouent l’un à l’autre, se déjouent, se combattent et s’entr’aident sans apercevoir qu’ils se devinent trop pour accepter jamais de se comprendre.

Wagner n’est pas si vieux cependant qu’il ne sache user de son magnétisme, de sa voix convaincante, de son humour même, toujours au service de son intelligence active. Il séduit aussitôt le professeur myope, réservé, et qui ose à peine montrer son plaisir d’avoir trouvé, en terre suisse, ce compatriote excitant qui le change de ses collègues et de ses élèves bâlois. L’amitié est nouée entre eux, et dès son retour chez lui, Nietzsche en informe son camarade Erwin Rohde. « Wagner est réellement tout ce que nous avions espéré : un grand esprit riche et généreux, un caractère énergique, un homme d’une ensorcelante gentillesse. » Presque tous les samedis, Nietzsche se met en route pour Tribscben, y passe la soirée et le dimanche. On parle de Schopenhauer, des Grecs, des écrits de Wagner. Le jeune professeur est absolument conquis. Wagner devient pour lui une image parfaite de celui que Schopenhauer nomme le génie. « Une telle idéalité règne en lui, une si profonde et si émouvante humanité, un sérieux de vie si sublime que je me sens dans son voisinage comme à proximité d’un dieu ». Dans cette nature inépuisable, Nietzsche trouve toujours du nouveau. Il s’ouvre à ses enseignements enflammés. Son existence un peu repliée de savant en est nourrie, transfigurée, et à ces émotions relevées s’ajoute encore le charme que répand sur l’entretien la baronne de Bülow.

La présence de cette femme assez audacieuse pour vivre