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RICHARD WAGNER


choisi Tribscben comme un ermitage assuré contre le monde, des visages inconnusl y parurent, qui ammaient jouer dans » sa vie un rôle important.



Le lundi de Pentecôte de 1869, un jeune Allemand de vingt-cinq ans se présente à la porte d’entrée de Tribschen et demande à être reçu par le maître. C’est Frédéric Nietzsche, professeur de philosophie à l’Université de Bâle. Il est déjà venu quelques jours auparavant mais Wagner étant au travail ne s’est point dérangé, et le visiteur n’a emporté de cette première démarche que le souvenir de quelques accords frappés sur le piano à de nombreuses reprises, comme une sorte de plainte une interrogation lasse et obstinée. (Nietzsche y reconnaîtra plus tard le passage du troisième acte de Siegfried où Brunhilde s’écrie : « Il m’a blessée celui qui m’éveilla. » ) Il revient donc, invité cette fois, et tombe aussi mal que possible car c’est la nuit suivante que Mme de Bülow accouchera de son fils. Néanmoins, Wagner accueille avec bonne humeur le jeune savant qu’il a aperçu l’hiver précédent à Leipzig, chez Louise Blockhaus, et qu’il sait passionné de sa musique.

Rien de plus grave, ou voudrait écrire de plus dramatique, que la rencontre de ces deux hommes. L’un est au début de sa vie intellectuelle ; l’autre, presque à la fin. Et pourtant ils se trouvent tous deux à ce point de jonction où deux générations se comprennent encore avant que la plus jeune nr renie l’autre et ne lui tourne le dos. La gloire où l’aîné vient de parvenir après toute une vie de luttes, lui apparaît encore comme une aurore malgré le mépris qu’il affiche à son égard ; pour le cadet, elle n’est déjà qu’un crépuscule. Wagner vit de son passé, Nietzsche de son avenir. Wagner s’est exprimé, il a formulé une symbolique où ses contemporains reconnaissent leur idéologie fanée de 1848, puis les résignations qui suivirent, enfin un pessimisme enchanté et chargé de pitié humanitaire. Nietzsche est un guerrier neuf, qui n’a pas encore été vaincu et dont toute la stratégie est offensive. Il est intact. Il n’a rien publié, rien révélé des idées qui le tra-