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L’IDYLLE DE TRIBSCHEN


L’amant de Mathilde a cédé la place au futur époux de Cosima. Et l’artiste assis tout seul aux côtés du roi dans la loge centrale du théâtre, n’est ni le Hollandais, ni Tristan, mais un Wotan redescendu sur la terre pour chanter le vieux lied romantique de sa foi en l’homme, et — non sans ironie — se moquer des règles, des lois ou des préjugés qui séparent la routine du génie. Le thème essentiel des Maîtres « exprime la plainte amère de l’homme résigné qui garde, en face du monde, un visage empreint de gaîté et d’énergie », comme Wagner l’a dit. C’est la leçon du dieu du Walhalla, déguisé en cordonnier. Il n’est point riche, comme Pogner, ni noble, comme Walther ; il n’a pour lui que son cœur ingénu de poëte.


Otto Wesendonk était venu à Munich pour cette solennité, toutefois sans Mathilde. Bülow n’avait jamais connu pareil triomphe de chef d’orchestre, mais il était brisé. Entre Wagner et lui, la fleur délicate qui saupoudre les âmes tant qu’aucun ver ne les a touchées, sa souffrance en avait entièrement effacé toute trace. Enfin Liszt n’avait point quitté Rome. Le jour même de cette première, il entendit la messe dans la Chapelle Sixtine, puis joua sur son Bechstein pour le Saint-Père ; et Pie IX lui offrit en récompense une boite de cigares…

Wagner repartit seul pour Tribschen après les représentations. Et Cosima reçut du roi ces lignes : « Je compte parmi les plus belles heures de ma vie celles que j’ai passées auprès de l’ami très cher, du grand et immortel maître, durant les premières représentations de son admirable ouvrage. Elles me demeurent inoubliables… » Ce fut la dernière lettre de Louis II à son ambassadrice. Peu de jours après, elle ira rejoindre Wagner pour toujours. Le roi et son « aimé » ne se reverront que bien des années plus tard ; Wagner et Bülow, jamais.