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L’IDYLLE DE TRIBSCHEN

plus pour tout le reste que de l’indifférence… Je ne puis rien dire ni penser sans me demander ce qu’il en dirait, sans me souvenir de ce qu’il en a déjà dit. Je vous confie cela, mon bienveillant ami, et à vous seul je puis le confier, parce que cela va de soi et sans paroles. » Elle entre dans le détail de sa vie journalière, le tient au courant de ce qui se passe au théâtre et en ville, des difficultés de mise en scène, de l’orchestre, des travaux de son mari, de ceux de Wagner, des réflexions de ses enfants. Et de tout cela, Louis lui est reconnaissant. Cette rivale qu’il croyait haïr, il la remercie avec effusion. Grâce à elle, à ses conseils, à son intérêt pour les affaires publiques, la charge de la couronne lui paraît plus légère. Cosima parvient même à le réconcilier moralement avec son peuple. Car Louis II n’a pas pardonné à ses sujets leur attitude lors de la « révolution wagnérienne », et moins encore, peut-être, leur hostilité envers sa personne, l’été précédent, lorsque la guerre contre la Prusse fut déclarée. Il avoit été publiquement sifflé ! Mais Cosima savait, sur toutes les blessures, passer une main si délicate, si fraîche… Avec bien autrement de finesse que la reine-mère, elle s’entendait à rendre ce qui manquait le plus à cet architecte d’illusions : la confiance en lui-même et en ses entreprises. L’horizon de Louis s’éclaircissait à la lecture de ces épîtres remplies de gratitude, de foi, d’insinuations, de justifications. Et, si paradoxal que cela puisse paraître, Mme de Bülow, à maintes reprises, se vit obligée d’aplanir les malentendus qui dressaient parfois le roi contre son bien-aimé.

Ainsi en fut-il, par exemple, lors de l’incident Tichatschek. Wagner avait confié à ce vieil ami la partie de Lohengrin. Mais lorsque le roi vit en scène, à la répétition générale, non pas le héros juvénile et brillant auquel il se comparaît, mais un sexagénaire épaissi, un « chevalier à la triste figure » comme il le surnomma aussitôt. Il exigea qu’on lui retirât son rôle. Wagner s’y refusa, transporté comme il l’était par la voix encore admirable de son Rienzi d’autrefois. Le roi maintint son veto et Wagner, sans balancer un instant, reprit la route de Tribschen.

C’était un singulier renversement des choses. Mais ces longs mois d’amour blessé et ces fiançailles pénibles ont fait du disciple timide un mélomane irascible, un critique impa-