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L’IDYLLE DE TRIBSCHEN


exister. » Ce sont des paroles bien découragées pour un fiancé. Elles ne trompèrent pas longtemps la princesse, ni même ce roi en rébellion contre sa nature. Moins d’un mois après ses fiançailles officielles, il dit à Sophie : « De toutes les femmes vivantes, tu m’es la plus aimée… mais, le dieu de ma vie, comme tu le sais, est Richard Wagner. » (Durant l’automne de l’année suivante, l’engagement devait être rompu et Louis II rendu à sa solitude, à ses châteaux, à sa vocation de monarque de tragédie.)

Ainsi, l’isolement se faisait autour de lui plus amer encore qu’il ne l’avait imaginé. Wagner le trahissait. Le roi n’ignorait plus à présent les liens qui unissaient Richard à la fille de Liszt, et le secret même qu’on lui en avait fait si longtemps, rendait le crime du bien-aimé plus affreux. Il songeait à Bülow, le plaignait, le détestait de n’avoir pas su mieux défendre son bien, et ne se doutait guère que celui-ci écrivait de Bâle : « Depuis six mois je vis seul, en garçon, sans famille, sans maison, sans foyer. Tout mon avoir est encore à Munich, où je paye mon logement jusqu’à la fin d’avril. Vive le roi Louis II, qui est responsable de toute cette misère ! » Bülow accourut cependant à Tribschen, où sa femme accoucha, le 17 février de 1867, de sa quatrième fille, la seconde de Wagner, qui reçut le nom d’Eva en souvenir de l’héroïne des Maîtres Chanteurs. Huit mois plus tard, le 24 octobre, le point final était mis à la composition musicale de cette vaste partition. Son auteur voulait l’offrir en cadeau de noce à son protecteur ; et il pensait la faire solennellement représenter à Munich le jour du mariage royal.

Wagner seul était joyeux. Cosima et son mari, désormais complètement désunis, se trouvaient pourtant ensemble sous le toit du « glorieux ». Mais si les époux s’affrontaient dans le drame persistait de leur ménage défait, Wagner exultait d’avoir fini son opéra. Il ne vivait plus guère chez les hommes. Il vivait dans sa musique, dans la postérité, dans cet avenir inconnu où les artistes se prolongent de saison en saison par leur descendance spirituelle. Car il se fait dans les cœurs vieillissants certaines « transmutations de valeurs », et si Wagner n’a plus maintenant sa même ardeur de mourir, c’est que sa joie de vivre est partiellement épuisée. Le repos