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L’IDYLLE DE TRIBSCHEN


Amie très chère, je vous en supplie, préparez le bien-aimé à la résolution que j’ai prise de déposer la couronne. Qu’il soit miséricordieux ; qu’il n’exige pas de moi de supporter plus longtemps ces tourments infernaux. Ma mission divine est de rester auprès de lui comme un ami fidèle et aimant, de ne jamais le quitter. Dites-le-lui, je vous en supplie. Montrez-lui que nos projets peuvent aboutir, que je mourrai s’il me faut vivre sans lui. L’amour fait des miracles. Je pourrai bien davantage pour lui de cette manière qu’en restant roi. Mon frère est majeur ; je lui transmettrai la couronne. »

Que pouvait répondre Cosima d’une part à ce découragement profond, de l’autre à cette espérance passionnée ? Que pouvait répondre Wagner ? Dans ces deux êtres parvenus eux-mêmes à un point grave de leur destinée, la tentation aurait pu naître de prendre une revanche sur Munich, d’arracher ce prince neurasthénique à tout un avenir qu’il était aisé de prévoir chargé d’incertitudes, pour l’associer à leur exil. Le Hollandais, cette fois, n’eût pas entraîné dans son tourbillon qu’une femme, mois un roi et peut-être toute une dynastie ! Wagner ne le voulut pas. Cosima prit la plume en leur nom à tous deux et chercha, sans le contredire, à rassurer ce malheureux. « Vous m’apparaissez tel un martyr de la couronne, comme l’Ami est un martyr de l’art. Et il me semble que cette croix, dont vous vous êtes chargé, est votre plus haute, votre plus sainte dignité. Comment ne vous comprendrai-je pas, ami très cher… Mais — mais — en ces temps troublés où toute croyance n’est plus que monnaie de trafic, j’ai cru en la royaulé de droit divin ; ç’a été pour moi une religion. Oui, j’ai cru en vous seul comme en un roi véritable. L’Ami vous écrira. Il est naturellement beaucoup plus calme que moi. Il semblait préparé à ce que je lui ai appris. Son puissant esprit n’est pas comme le mien sujet au souci et à la crainte. Il scrute l’avenir d’un regard assuré et il peut bâtir le temple de l’art futur sur les ruines du présent. »

Ce qui signifiait : il faut régner. Louis s’y résigna. Et, du reste, ce que Wagner et Cosima ne disaient pas, c’est que Bismarck leur apparaissait maintenant comme le sauveur de l’Allemagne, l’homme fort qui ferait un jour l’unité des patries germaniques. Après la victoire prussienne sur l’Autriche, à Sadowa, Bülow, alors en séjour avec sa femme à Tribschen,