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RICHARD WAGNER


dit toute représentation future. Il désire que Tristan ne soit plus jamais donné. L’association entre créateur et interprète a été trop parfaite cette fois pour pouvoir être renouvelée. C’est du moins le prétexte qu’il invoque pour expliquer la singulière angoisse qui le paralyse. Au jeune étudiant français Édouard Schuré, qui va le voir après lui avoir écrit son admiration, Wagner réplique :

« Votre lettre m’a fait un plaisir extraordinaire. Je l’ai montrée au roi et je lui ai dit : vous voyez que tout n’est pas perdu !

— Alors, vous n’êtes pas satisfait ?

— Satisfait ?… Oui, quand j’aurai mon théâtre, alors peut-être me comprendra-t-on. Pour le moment, je suis excédé. »

L’on songe aux dernières paroles d’Isolde : « Se dissiper dans les airs, parmi les flots de la mer vaporeuse, dans la résonance des vagues aériennes, dans le souffle universel du Tout, noyée, absorbée, ô inconscience, suprême joie… » Mais Wagner s’est assigné une nouvelle tâche. Mon théâtre. Cette paroisse qu’il cherche pour y bâtir à l’abri du monde son temple, sa maison et son tombeau, deviendra désormais le refuge de sa pensée. Et déjà il sent que ce ne sera pas, ne pourra pas être Munich. Aussi bien l’éclat même de ces soirées vont-elles hâter le dénouement de la crise.

Le roi rentre dans son château de Berg sur la locomotive de son train spécial, pour calmer ses nerfs. Sa Majesté ordonne pour la quinzaine suivante une audition-spécimen de toutes les œuvres de son ami dans la célèbre salle rococo du Théâtre de la Résidence. Schnorr y chante sous la baguette même de Wagner. Et le souverain, caché au fond de sa loge, écoute le dernier message de ce Tristan incomparable touché par la mort. Huit jours plus tard, il tombe foudroyé. « Le mauvais œil du maître », dit-on. Cette disparition est en effet pour Wagner le plus terrible des signes. Il dit à Schuré : « Chaque homme a son démon. Le mien est un monstre effroyable. Quand il rôde autour de moi, une catastrophe est dans l’air. La seule fois que j’ai été en mer, j’ai failli faire naufrage ; et si j’allais en Amérique, je suis sûr que l’Atlantique me recevrait par un cyclone. Le monde m’a traité de même et, chose bizarre, j’en reviens toujours. Mais on dirait que la Fatalité, qui ne peut me supprimer, s’en prend à