durant cette soirée exceptionnelle où le génie wagnérien retentit
à la fois comme le cri profond des passions impossibles
et comme une catastrophe morale. Wagner n’est jamais
apparu plus fakir que dans cette musique. À mesure que le
chant magique pénètre ces mémoires violemment remuées, la
tragédie remonte au visage de chacun. Seul dans sa loge, les
yeux perdus, le roi est enfin baigné des suavités de son amour.
« Mon unique et mon tout ! Auteur de ma félicité ! Journée
de ravissement — Tristan… Né pour toi, élu par toi, c’est là
ma vocation. » Louis Ier, le vieux roi retraité, se rappelle les
exigences de Lola Montès et les tourments délectables qu’elle
lui fit endurer. Wagner et Cosima écoutent ensemble cette
évocation d’une liaison morte à Venise et qui semble désormais
s’être fondue dans la leur. Bülow, autre roi Marke subjugué
par Tristan » conduit l’orchestre. Schnorr, soulevé au-dessus
de lui-même, chante son dernier rôle, établit le modèle
unique d’un drame auquel il ne survivra que cinq semaines.
Et dans cette foule, que d’hommes marqués pour tomber l’été
suivant durant la courte guerre où la Prusse victorieuse arrachera
à la Bavière trois cantons et enlèvera au roi Louis la
confiance naïve qu’il a dans la sainteté le sa couronne !
Cette première de Tristan est la fin d’une époque et le début d’un autre. Et Wagner lui-même court le risque de montrer ses limite ». Mais le bonheur est toujours un risque, en art comme en amour. Heureusement pour lui, Wagner l’ignore parce qu’il n’a pas l’expérience du succès. Depuis vingt ans, il vit de ses défaites. Appelé sur la scène où il paraît entre ses interprètes, son visage pâle ne trahit que lassitude, inquiétude. Il n’est plus l’éphémère triomphateur de Rienzi, ni le sifflé du Jockey-Club. Il est comme un homme dépouillé de lui-même, qui n’a plus rien à donner et ne se fait plus crédit. La difficulté vaincue ne compte déjà plus guère parce qu’elle demeure inaperçue du public. La partie est officiellement gagnée, mais Tristan n’a pas, malgré tout, passé la rampe et Wagner comprend ce soir-là que son art et sa pensée demeureront son bien et sa solitude. Sa fameuse « patrie » ne sera jamais trouvée…
Quatre soirées se succèdent dans les applaudissements. mais le compositeur n’en est pas moins parvenu à un tel point d’énervement et d’insécurité sur soi-même qu’il inter-