Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
306
RICHARD WAGNER


quées d’incidents burlesques ou pénibles, envenimés par le vocabulaire désobligeant d’un Hans de Bülow à bout de nerfs. On raconte qu’il a traité le futur public de « saligauds ». Tollé en ville. L’orchestre veut faire grève. Il faut le pacifier, le ramener. Heureusement Schnorr von Carolsfeld remplit Wagner d’une émotion surnaturelle qui efface ces contrariétés. Devant cet artiste unique, pas besoin d’explications, de compliments. Il suffit de peu de mots et de quelques indications scéniques pour lui faire comprendre le sens le plus secret, le plus mystique de son rôle. On parvint donc à la répétition générale quand les ennemis de Wagner font éclater une mine soigneusement préparée : exhumant une vieille traite que le compositeur avait signée cinq ans plus tôt pour couvrir les frais de ses concerts parisiens de 1861, et qui n’avait jamais été payée, ils portent plainte en justice et demandent l’incarcération du défaillant. Mais il va de soi que le roi paye aussitôt la somme réclamée en suppliant l’ami de pardonner à ceux qui « dans leur méchanceté et pourriture » ne savent ce qu’ils font. Cette menace à peine écartée, Mme Schnorr (Isolde) tombe malade et il faut ajourner le spectacle alors que la salle est entièrement louée, et que la ville est pleine d’amis accourus de Londres, de Paris, de Francfort, de Dresde. Seuls manquent à l’appel Minna, Mathilde Wesendonk et Liszt. Minna, parce qu’elle est gravement malade ; Liszt, parce qu’il vient d’entrer dans l’état ecclésiastique en recevant au Vatican les ordres mineurs ; et Mathilde, parce que l’étalage public du drame de sa vie lui serait insupportable. Wagner l’a invitée ; elle n’est pas venue et il en éprouve de l’amertume. Cela lui paraît « petit ». Il ne voit pas que c’est la marque la plus délicate qu’elle puisse lui donner encore de son amour. Mais il voudrait qu’elle assistât à cette revanche de son orgueil. Car un artiste recule rarement devant cette sorte d’impudeur. L’œuvre qu’il a écrite avec son histoire, consacrée par ses tourments, retravaillée et en quelque sorte réduite à l’image de lui-même est détachée de sa chair comme un enfant que sa mère a mis au monde dans les sueurs. Il n’en souffre plus ; il en est fier.

Ainsi cette « première » fameuse, le soir du 10 juin de 1865, ne se joue-t-elle pas uniquement sur la scène du théâtre de la Cour de Munich. Bien des cœurs fouaillent leur solitude