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« LE MONDE ME DOIT CE DONT J’AI BESOIN »


briguer la place de chef d’orchestre à Darmstadt. Schott consent à une nouvelle, mais faible avance de fonds. Enfin, les Wesendonk ont décidé de lui offrir une pension de cent francs par mois ! Ce que Wagner fuit à présent, c’est l’humiliation, cette autre déchéance. Il fuit ses souvenirs. Il fuit même ce François Wille, revenu d’Orient, et qui le regarde d’un œil jaloux, soupçonneux. Jamais encore, à ce qu’il lui semble, il n’est tombé si bas. Mais il est décidé à présent à en finir.

Le 29 avril (1864), il est à Stuttgart, prend une chambre à l’hôtel Marquardl, proche du théâtre, et télégraphie au jeune Weisheimer de venir le rejoindre. Celui-ci arrive dès le lendemain et trouve Wagner brisé. On tient conseil. « Je suis à bout ; impossible d’aller plus loin ; il me faut disparaître n’importe où de ce monde. » Le soir, ils assistent ensemble à une représentation de Don Juan, sous la direction de Eckert. Wagner voudrait s’entendre avec celui-ci pour dénicher quelque oubliette dans les environs où, avant de se détruire, il achèverait encore le premier acte de ses Maîtres Chanteurs. Le 3 mai, il est décidé qu’on se mettra en route, et Wagner fait sa malle à l’hôtel en compagnie de Weisheimer, quand le garçon d’étage lui apporte une carte de visite : von Pfistermeister, secrétaire aulique de S. M. le Roi de Bavière. Faut-il le recevoir ? Quelle menace nouvelle, quel accroc de passeport, quelle créance oubliée recèle ce carton énigmatique ? Il le retourne entre ses doigts, hésite, lorsque le visiteur lui fait savoir qu’il vient de la part du Roi et que le message est d’importance.

L’inconnu se présente. Il arrive de Vienne, où il a cherché Wagner en vain. Il a passé à Mariafeld ; il voyage depuis trois semaines. Et maintenant il tend à l’artiste une photographie de son maître, un brillant monté et bague, et une lettre. « Peu de mots, mais qui m’atteignirent au cœur. »

Cosima a sauvé son âme, et voici que ce prince de vitrine va lui sauver la vie ! Wagner, en larmes, s’abat sur un fauteuil. Le Hollandais est délivré et le vaisseau aux voiles noires, qui parcourt depuis si longtemps les mers, peut s’abîmer enfin et engloutir sa charge de fantômes.

Au déjeuner, chez Eckerl, ce même jour, on apprit par dépêche la mort de Meyerbeer.