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« LE MONDE ME DOIT CE DONT J’AI BESOIN »


pour personne. Oui, c’est ce qui me rend ma propre personne fort importante ; car ma personne, elle aussi, n’existe que pour moi. Le monde ne connaît et n’apprécie que le virtuose. Or, la détresse m’a enseigné à en devenir un. À la tête d’un orchestre, ce pouvoir sur les hommes m’est départi. En réfléchissant à la meilleure manière d’utiliser mot temps, je me dis qu’il me faut voyager pour donner des concerts. Peut-être tout ira-t-il bien et retrouverai-je un asile (le combientième ?). Mais la totale solitude, je ne le supporte plus. Je ne puis pourtant pas me contenter de la seule compagnie du vieux chien de chasse (Pohl) que m’a donné mon propriétaire… Tout ce qui me reste de doux, le peu où je me détends parfois, c’est le souvenir du passé. Mais je ne puis ni ne dois en parler. »

Telle est la résignation, la neurasthénie grandissante de ce Wotan, dont la lance est brisée. Et celle qui fut à la fois son amour et sa fille spirituelle — Isolde etl Brunhilde — répond à sa lettre avec l’émotion d’autrefois : « … Tout mon être est comme ennobli de pouvoir partager avec vous votre souffrance… Celui-là doit s’estimer très heureux qui a le droit de vous aider… Mon cœur saigne en suivant vos « triomphes » et il s’emplit d’amertume lorsqu’on les lui représente comme d’heureux événements. Je sens alors combien peu l’on vous connaît, combien mal on vous comprend ! — Et je sens aussi que je vous connais, moi, que je vous aime… Mon cœur vous rappelle toujours en Suisse, mais il est égoïste et ne doit pas être écouté. S’y trouverait-il quelque autre asile pour vous que l’ancien ? Celui-là, mes larmes l’ont jusqu’ici défendu contre tout nouvel habitant ; toutefois, je doute qu’elles le puissent encore dans l’avenir. »

Ainsi, ce souvenir aussi va disparaître, tout s’effacer. Les puissances ennemies sont aux trousses de l’artiste en quête d’un gîte pour se terrer et mourir. Car il a fait ses comptes. Ses dettes montent à trente mille couronnes, et cela est d’autant plus grave qu’en Autriche la prison pour dettes existe encore. On peut, d’un jour à l’autre, venir l’arrêter, lui, le compositeur le plus célèbre, le plus misérable de l’Europe contemporaine !

Alors commence le dernier épisode de la chasse, celui qui précède le hallali. Il va à Prague. De Prague à Karlsruhe, où il revoit Mallhilde Maier et Mme Kalergi, sa bienfaitrice, devenue