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« LE MONDE ME DOIT CE DONT J’AI BESOIN »


dans sa besogne, une fondamentale erreur intellectuelle, surgit l’âme prédestinée à le sauver, lui et son œuvre, de la débâcle.

Wagner est assis dans cette vieille salle du Gewandhaus de Leipzig, où il n’est pas revenu depuis l’époque de Mendelssohn. Son jeune ami Weisheimer y va diriger un concert auquel il a promis son concours. Il semble que se soient donné rendez-vous, dès les répétitions, quantité de figures oubliées, réunies là comme pour des funérailles de famille : Brendel, le porte-plume des musiciens de l’avenir ; Alexandre Ritter, le frère du compagnon de Richard à Venise ; Francisca Wagner, la fille de son frère Albert ; Ottilie, sa sœur ; les Brockhaus, tellement vieillis ; Richard Pohl, un fidèle ; le vieux conseiller Kustner, ancien intendant au Théâtre Royal de Berlin ; enfin Bülow, qui doit jouer un nouvel ouvrage de Liszt. Mais le soir du concert, Wagner a l’impression « d’être ravi au monde » et il ne voit plus dans cette assemblée tournée vers lui (le vrai revenant), qu’un pâle visage enveloppé d’un voile de deuil.

Cosima a perdu, il y a quelques jours, sa sœur Blandine, morte en coucbes à Saint-Tropez. Elle revient de Paris où elle a quitté sa grand’mère Liszt gravement malade. Pour elle comme pour Wagner, le temps marque ce soir une halte. Le passé est de l’autre côté de ce crêpe noir. Ici, commence un présent tout à fait neuf et chargé déjà de problèmes insolubles. « Ce que nous ressentions était si sérieux et si profond, que la seule joie de nous revoir pouvait nous faire oublier les moments pénibles que nous avions devant nous. » Tous deux sont envahis par une sorte de panique ; mais aussi par le sentiment d’une future plénitude. Et Wagner observe une fois de plus, dans la minute de cette révélation, que le port vers lequel il gouverne depuis si longtemps est encore séparé de lui par le cap des tempêtes. Ce dernier départ vers l’île du bonheur se fait sous un ciel obscur. Que ne coûtera-t-il pas de mauœuvres et d’endurances ! Il a le choix pourtant. Un refus est possible. Son âge même le menace. N’a-t-il pas vingt-cinq ans de plus que la fille de son ami ? Mais ni lui ni Cosima ne sauraient se renier. Et si entre eux tout est « mystère et silence », ils savent dès cet instant qu’ils s’appartiennent. Tous deux