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« LE MONDE ME DOIT CE DONT J’AI BESOIN »


dix ans, l’Étranger sans patrie, sans foyer, qui vient s’asseoir silencieusement à la porte de votre cœur, comme le fantôme de la légende qu’il a naguère chantée ? Puis l’amazone de Weimar appelait auprès d’elle les filles de son amant, cette noire princesse de Wittgenstein enveloppée de la fumée de ses cigares et toute fiévreuse de littérature mystique. Elle déracinait ces Parisiennes, les transplantait, les mettait en pension chez Mme de Bülow pour en faire des Berlinoises. Hans, l’élève favori de leur père, leur donnait alors des leçons de piano. Cosima savait d’instinct la musique. Son jeune professeur l’admirait, l’adorait. Peut-être aussi avait-il deviné que, tout comme Liszt, elle aurait du génie pour l’amour.

L’amour de Hans ? Après un concert (c’était le 19 octobre de 1856, elle se rappelait la date) où il conduisait l’ouverture de Tannhaeuser, le public siffla et Hans s’évanouit. Alors, par pitié, et parce qu’elle avait été la seule, ce soir-là, à partager sa peine, elle s’était fiancée… Mariée quelques mois plus tard. Son père en eut tant de joie ! Mais la comtesse d’Agoult, sa mère, ne lui cela point ses inquiétudes. Cette psychologue exercée connaissait bien sa fille. Et si, pour finir, elle consentit à ce mariage que la raison approuvait, elle en entrevit pourtant les risques. Écrivant à son amie Emma Herwegh, la femme du poëte, ne disait-elle pas six ans plus tôt : « Cosima est une fille de génie, très semblable à son père ; son imagination puissante l’entraînera hors des voies communes ; elle sent le démon intérieur et lui sacrifiera toujours résolument tout ce qu’il lui demandera. Les circonstances l’ont poussée à un mariage dans lequel il n’y aura, je le crains, de bonheur pour personne. » Mais cette prophétie sans optimisme, Cosima l’ignore dans ces journées de juillet 1862 où l’image de celui que secrètement elle appelle aussi son « maître » devient soudain en elle si vivante. Elle se questionne, sans doute avec angoisse. Car le « démon intérieur » qui la gouverne n’aura pas raison d’elle comme il a raison des amoureuses banales. Cette jeune femme fière n’est pas douée pour le bonheur. Elle possède, comme sa mère l’a deviné, un génie particulier pour la plus haute exigence de l’amour, qui est le sacrifice. Mais non seulement le sacrifice de soi, aussi le sacrifice des autres, l’amère immolation de tout ce que l’on respecte à la vérité du cœur