Page:Pourtalès - Wagner, histoire d'un artiste, 1948.pdf/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
279
« LE MONDE ME DOIT CE DONT J’AI BESOIN »


portance surtout. L’une est Mme Schnorr de Carolsfeld ; l’autre, la baronne Hans de Bülow. Elles sont venues avec leurs maris pesser une partie des vacances auprès de Wagner. Les Schnorr sont un ménage d’astistes déjà cèlèbes, du théâtre de Karlsruhe. Tichatschek avait signalé à Wagner l’organe exceptionnel de ce chanteur encore fort jeune. Malheureusement, une obésité précoce le rendait plus semblable à Hercule qu’à Tristan et le compositeur remettait toujours à plus tard le moment de le voir, à cause de ce défaut physique. Pourtant il se rendit un jour incognito à Karlsruhe, où l’on donnait son Lohengrin, et dès qu’il vit s’avancer ce « héros légendaire », Wagner fut conquis. En présence de ce chanteur miraculeux qui avait de son œuvre une telle intelligence, il ne se demanda plus : « Comment est-il ? » mais s’écria : « C’est bien lui. » Maintenant Schnorr et sa femme sont ses hôtes, avec le ches Hans de Bülow et son énigmatique Cosima.

Certes, énigmatique. Car Cosima n’aime et ne déteste rien comme tout le monde. Elle trouve les bords du Rhin ennuyeux, bêtes à la manière « anglaise », bêtes comme des ruines couvertes de lierre. Wiesbaden lui déplaît ; les joueurs du Casino lui répugnent, tous ces danseurs de corde, ces Juifs, cette population corrompue et sans honneur. Le seule joie dans ce pays de flibustiers est la musique de Wagner, chantée le soir par les Schnorr et accompagnée au piano par Hans ou par le « maître ». Schnorr, pense-t-elle, « est bien plutôt un musicien qu’un ténor, et bien plus un artiste qu’un musicien ». Il s’est mis à étudier le rôle de Tristan. Tragiques et énervantes délices. Mais ce qui émeut davantage encore la jeune femme, c’est le poème des Maîtres Chanteurs, cette œuvre shakespearienne, légère et profonde, où elle voit tout de suite que la vraie grandeur repose tout entière dans l’automne magnifique de Hans Sachs.

Il est étrange qu’elle en veuille de cela à Wagner. Cet homme la domine. Surtout, il domine Bülow, dont l’état nerveux s’aggrave de façon inquiétante auprès de son maître. Pourquoi se laisse-t-il ainsi subjuguer, hypnotisers, asservir ? Il copie en cinq jours les 145 pages in-4o des Maîtres. Il n’a plus aucun goût à ses propres œuvres, néglige de corriger les épreuves de ses « Lieder », se sent tout petit auprès de l’Autre, parle d’écrire une « Symphonie du suicide ». « Je voudrais,