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« TANNHAEUSER » À PARIS


frère Polynice. Le mythe se vérifiait. Wagner avait été Albéric, l’homme de désir et de puissance. Il avait été Siegfried, jeunesse du monde, poésie, révolution. Jusqu’à l’entrée dans son âge mûr, il avait préservé un cœur candide et cruel, qu’Isolde sut entailler à l’heure propice d’une blessure inguérissable. Il était digne maintenant de devenir Wotan, et de choisir en connaissance de cause le destin de ce dieu tragique, qui préfère à un bonheur incomplet la ruine de ses rêves les plus chers.



C’est donc le Voyageur — comme Wotan nomme son incognito dans la Tétralogie — qui se remit en route. Grâce à l’intervention de Metternich, de Pourtalès et de Hatzeld, l’installation de la rue d’Aumale put être liquidée et Wagner partit pour Vienne, où il vit représenter son Lohengrin. L’orchestre, le public et les chanteurs lui firent une ovation qui le remua jusqu’aux larmes. Il se leva dans sa loge, salua, prononça ces paroles : « Je viens d’entendre mon œuvre pour la première fois… Que dois-je dire ? Laissez-moi porter mon faix avec humilité ; aidez-moi à atteindre les buts de mon art. Vous le pouvez en me conservant votre faveur. » Vienne lui devint chère par la sympathie qu’elle lui témoignait. Ici comme ailleurs, et comme tout au long de sa vie, il avait le public pour lui ; et contre lui la sourde hostilité des critiques, des gens « du métier » dont l’autorité se prétend décisive pour juger du Beau. Cependantl l’on connaissait les œuvres de Wagner surtout dans les salles de concert, où le fameux Johann Strauss, celui du Beau Danube bleu, avait donné les ouvertures et des fragments de Tannhaeuser et de Lohengrin bien avant que ces opéras eussent été mis en scène avec un succès plus éclatant qu’en n’importe quelle autre ville[1].

  1. Johann Strauss et son frère Édouard (fils du Strauss que Richard avait entendu dans son enfance) travailleront loyalement à répandre les œuvres de Wagner à Vienne, durant bien des années, et ils méritent la reconnaissance des wagnériens. Lorsque Wagner décida de répéter l’un de ses concerts viennois, Édouard Strauss, qui donnait le même soir une « Promenade Konzert », y renonça pour ne le priver d’aucun de ses admirateurs. Wagner, en retour, était l’un des plus chauds admirateurs de Strauss. Un jour, à un