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RICHARD WAGNER


Wagner ; et si jamais l’Allemagne ne lui avait témoigné comme Paris d’hostilité directe, jamais non plus son art ne rencontra plus qu’ici de ferveurs réelles et durables.

Trois semaines après cette défaite enviée, Baudelaire publia sa brochure sur Tannhaeuser à Paris, où l’auteur des Fleurs du Mal prédisait à Wagner que l’avenir le vengerait de cette injure. « Les gens qui se croient débarrassés de Wagner se sont réjouis beaucoup trop vite, nous pouvons le leur affirmer… En vérité, ils ne comprennent guère le jeu de bascule des affaires humaines et le flux et le reflux des passions. Aujourd’hui, la réaction est commencée ; elle a pris naissance le jour même où la malveillance, la sottise, la routine et l’envie coalisées ont essayé d’enterrer l’ouvrage… » Et la réaction commença aussitôt, en effet. Elle s’est poursuivie durant soixante-dix ans, ce qui est une belle, revanche, puisqu’on put lire, en 1931, sous la plume d’un compositeur et critique éminent, rendant compte de la semaine musicale à Paris : « Wagner le samedi, Wagner le dimanche… C’est beaucoup. Hélas !… Il faut vivre. Ce qui se vendait infailliblement jusqu’ici c’étaient les produits alimentaires. Ajoutons-y désormais Tristan et la Tétralogie ! » Fatal retour des choses et suite logique du très lent développement de la culture musicale du public. Le temps viendra assurément où nos arrière-neveux demanderont à leur tour qu’on débarrasse leurs programmes de concerts de ce qui agace encore les gencives de beaucoup de nos contemporains, mais glissera sur le palais de leurs descendants comme du sirop.

Wagner quitta Paris avec indifférence, mais « on devient tout-puissant lorsqu’on ne fait plus que jouer avec le monde ». (Lettre à Mathilde.) C’est qu’il était d’un temps où demain seul comptait et aujourd’hui ne signifiait rien. Son orgueil de créateur était désormais trop bien fondé pour qu’il fût inquiet sur lui-même. Des admirateurs, il en avait chez les poëtes et les ambassadrices, mais la gloire n’a de sens positif utile que si l’on est aimé. Jamais Wagner n’avait été moins sociable et plus individuel, plus seul qu’à présent ; personne n’était plus différent du révolutionnaire de 1849 que l’auteur sifflé de 1861 ; personne moins semblable à Rienzi, le tribun mystique, que le Tristan de Venise, décédé sur le cadavre de son amour ; personne plus ennemi d’Étéocle que son