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« TANNHAEUSER » À PARIS


signifiait simplement que les artistes n’ont nulle part de patrie. Ou plutôt, ils la portent en eux. « Crois-moi, écrivait-il à Liszt, nous n’avons point de patrie. Si je suis Allemand, c’est en moi assurément que je porte mon Allemagne… » Et à Mathilde : « Heimatlos… ni ville, ni village, ni pays. Tout m’est étranger, et la seule contrée vers laquelle je regarde avec un infini désir, c’est le Nirwânâ. »

Au Café Tortoni, la France, l’Allemagne et l’Italie s’asseyaient parfois côte à côte en la personne de MM. Auber, Wagner et Rossini. Le vieux Rossini était modeste, aimait à traiter avec sérieux les problèmes du théâtre et donnait à Wagner l’impression d’être le survivant d’une époque qu’il avait peut-être mal jugée, puisque l’honneur de l’art y gardait ses fidèles. Rossini regrettait de n’avoir point fait carrière en Allemagne, disant : « J’avais de la facilité et j’aurais peut-être pu arriver à quelque chose ». Auber, à qui Wagner voulait faire des compliments sur la Circassienne, répliquait en riant : « Laissons les farces en paix » et il s’informait avec intérêt de la mise au point de Tannhaeuser. « Ah, il y aura du spectacle ! Ça aura du succès, soyez tranquille », et il se frottait les mains.

cette « première » parisienne si attendue put enflu avoir lieu le 13 mars de 1861, après 164 répétitions déjà légendaires. Les représentations ne le devinrent pas moins. « Wagner apporte partout avec lui la vie », disait Mathilde Wesendonk ; elle ajoutait parfois « et la révolution ». Cela ne fut jamais plus vrai qu’au cours de ces soirées fameuses où se trouvèrent opposés, comme l’écrivait Baudelaire, « dans une de ces solennelles crises de l’art, une de ces mêlées où critiques, artistes et public ont coutume de jeter confusément toutes leurs passions », un très grand créateur, quelques fervents ensorcelés depuis peu par le théurgiste du Vénusberg, un public dont la curiosité était tendue à l’extrême, une critique prévenue et animée d’une bruyante hostilité, enfin une poignée d’imbéciles comme il s’en recrute toujours dès qu’il s’agit de « chahuter » un artiste étranger qui dérange ses habitudes. La première scène du preomier acte s’était déroulée sans encombre et la vaste salle semblait même accueillir certains passages avec faveur lorsque, après le changement où l’on aperçoit la Wartburg dominant la vallée, quelques murmures s’éle-