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« TANNHAEUSER » À PARIS


d’Iéna et l’avenue Joséphine, dans le quartier neuf des Champs-Élysées. La maison était élégante, mais délabrée. Le romancier Octave Feuillet venait d’en sortir. Il fallut y faire faire quantité de petites réparations urgentes et signer un bail de trois années, à raison de quatre mille francs l’an. Mais qu’importait, puisqu’il s’agissait de se fixer à Paris fort probablement pour le reste de la vie ! Et Wagner venait de toucher de son nouvel éditeur Schott, à Mayence — malgré l’arrangement Wesendonk — une somme de 10.000 francs pour L’Or du Rhin. Il installa donc avec une somptuosité jusqu’ici inconnue les épaves de son ancien mobilier de l’Asile, le canapé vert, la grande table à écrire, et il s’occupa sans délai à faire traduire le texte de son Tannhaeuser. Roger, le ténor de l’Opéra, en fut chargé d’abord ; il ne persévéra pas dans l’entreprise. Wagner se souvint alors d’Edmond Roche, le douanier enthousiaste. Mais comme celui-ci ne possédait pas suffisamment l’allemand, on lui adjoignit le chansonnier Rodolphe Lindau, dans lequel Wagner crut trouver un « génie ». Il était, hélas, à ce point ignorant du français, comme de l’allemand, qu’il devint nécessaire de faire recommencer tout le travail par Charles Nuitter. Pendant ce temps, Wagner allait des bureaux de M. Carvalho, au Théâtre Lyrique, à ceux de M. de Royer, au Grand Opéra, non plus comme vingt ans plus tôt en candidat choriste, mais traitant avec autorité, de puissance à puissance. M. Carvalho fut même pris de peur en écoutant cet homme dans son accoutrement bizarre taper sur son piano à côté des notes, et chanter avec une énergie incroyable des fragments d’une œuvre où il semblait que la mystique le disputât à de grandes marches militaires…

Cependant rien ne se décidait. Il y avait de grosses difficultés de mise en scène pour ce Tannhaeuser dont tout le monde parlait sans le connaître. On manquait de chanteurs capables. Wagner s’énervait, ne travaillait plus, voyait avec effroi diminuer son pécule et s’alourdir ses charges, car il n’avait jamais vécu dans un tel luxe. Sur quoi vint de Karlsruhe la nouvelle qu’on y renonçait à Tristan parce que la pièce se révélait injouable. Et c’était là une ressource sur laquelle il avait compté ! L’argent de Wesendonk et celui de Schott fondait déjà. Wagner pensait à Mathilde de nouveau, aux montagnes helvétiques, à la paix du cher Asile dé-