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LA MORT D’ISOLDE


d’abandonner à Otto tous ses droits sur les quatre partitions de la Tétralogie, et il ne se réserve que les tantièmes fournis par les théâtres au fur et à mesure des représentations. « Si vous acceptez ma proposition, je tiendrais à faire dresser un acte de vente régulier, dans le genre du projet que vous trouverez ci-joint… Contre la cession de ma propriété, je stipulerais pour chaque partition 300 louis d’or, soit 6.000 francs. Vous auriez donc à me payer dès à présent les deux ouvrages déjà terminés, L’Or du Rhin, et La Walkyrie, moyennant 12.000 francs… »

Et Wesendonk accepte. Pour la Tétralogie entière, il avance 24.000 francs. Sans doute voit-il dans ce marché une preuve discrète que son rival, devenant une fois encore, et si lourdement son obligé, se rend absolument à sa merci. Cet homme. d’affaires était si bon diplomate, et si d’aucuns l’ont traité de naïf ; il n’en a pas moins prouvé une vraie finesse psychologique, Mathilde, au surplus, ne lui eût jamais pardonné une attitude dédaigneuse envers l’homme qui lui avaitrévélé le tragique de la vie et dont elle savait bien que l’histoire serait désormais racontée avec la sienne. Et Otto la connaissait assez pour sentir que la génésosité envers le vaincu resterait son arme la meilleure. Du reste, il ne pouvait se défendre d’aimer à sa manière l’artiste qu’il voyait depuis tant d’années en rebellion contre le monde, acquittant chacune de ses faillites par une œuvre nouvelle. L’orgueil de ce banqueroutier si sûr de l’avenir le remplissait de surprise et d’admiration. Mathilde et la postérité payeraient un jour l’époux de son apparente crédulité…

Quant à Wagner, il écrivit quelques semaines plus tard à Hans de Bülow : « J’ai passé quatre jours chez les Wesendonk, à Zurich. Le mari m’est très dévoué, et en vérité il faut l’admirer. Des rapports très beaux, très rares se sont noués entre nous, qui démontrent ce que peut le sérieux profond, même dans les natures les moins douées. Voici donc le mari devenu tout ensemble mon ami le plus sincère et celui de sa femme, à laquelle toutefois il a dû entièrement renoncer. Je m’attribue avec fierté le développement de cette situation. Le seul désir de sauvegarder mon voisinage à la pauvre femme m’a guidé. Eh bien, cette chose presque inouïe s’est réalisée ! Nous nous sommes fait visite à plusieurs reprises, entre Lucerne et Zu-