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RICHARD WAGNER


mois sans aucun embarras », a-t-il écrit plus tard, beaucoup plus tard. « C’était comme le rêve d’un rêve. Rien ne me paraissait réel. » Mais tous ceux qui ont attendu trop longtemps une réalité mille fois imaginée et toujours docile à leurs exigences, comment ne seraient-ils pas cruellement déçus lors qu’elle se présente enfin, dépouillée des mensonges héroïques doit ils l’avaient parée ? Redoutable entrevue. Et si Wagner s’écrie tout de suite après : « Ce revoir, nous l’avons pu le supporter que parce qu’il n’y a pas pour nous de séparation possible », il ajoutera bientôt cependant, replié déjà sur son univers transposé : « Là où nous sommes, nous ne nous voyons plus ; là seulement où nous ne sommes pas, notre regard demeure fixé sur nous-mêmes ».

Ils s’aiment encore, mais l’âme seule a survécu aux roncunes du silence. Les corps sont morts, étouffés. Et Mathilde est désormais celle si bien nommée par Liszt, « l’ambassadrice de l’Idéal ». Cette femme perspicace savait que la survie de leur amour ne serait assurée qu’au prix de son refus — et que sans doute telle devait être la rançon de Tristan. Wagner la retrouva près de son mari, entourée de son fils, de sa fille, et portant encore le deuil d’un enfant mort quelques mois plus tôt. Cette image sombre l’aide à regagner sa paix. Il peut écrire sans contrainte maintenant à celle qui ne le ravage plus, mois qui fortifie ou contraire sa convolescence.

Le travail en est même devenu facile, joyeux. Il monte chaque matin à cheval, fait des projets pour un long séjour à Paris et le 9 août enfin, met le point final à sa grande partition. L’œuvre est terminée. Il en envoie à Liszt la nouvelle par dépêche. Mais il faut aussitôt, sans s’accorder de repos, aviser aux moyen de monnayer ce précieux reliquaire de sa souffrance. Qui voudrait, sur un tel gage, lui avancer la dizaine de mille francs nécessaires à sa vie, à celle de Minna, à sa future installation à Paris ?

« Cher ami, écrit-il, le 28 août, à Wesendonk, ne pouvons-nous donc pas conclure ensemble une affaire ?… » Wesendonk ? Et pourquoi pas ? Ne serait-ce pas la preuve absolue, éclatante, qu’il ne subsiste plus entre eux la moindre arrière-pensée ? Toutefois, il ne peut s’agir de Tristan, cela se conçoit ; mais de L’Anneau du Nibelung, encore inachevé. Puisqu’il n’a pas d’héritier, peu lui importe