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LA MORT D’ISOLDE


adaptés, mais qui est certainement aussi ancienne que les canaux de Venise et leur peuple… Un autre soir encore, je compris toute la poésie de ce chant populaire. Je rentrais fort tard en gondole par les canaux sombres. Soudain, la lune se leva éclairant les palais et mon gondolier qui maniait lentement son énorme rame à l’arrière de ma barque. Au même instant, il poussa un cri qui ressemblait presque à un hurlement d’animal : c’était un profond gémissement qui montait en ccescendo jusqu’à un « oh » prolongé et finissait par cette exclamation : « Venezia !… » Je reçus une commotion violente, et cette sensation est demeurée en moi jusqu’à l’achèvement du second acte de Tristan. Peut-être m’a-t-elle suggéré les sons plaintifs et traînants du chalumeau, au commencement du troisième acte. »



Wagner rentre donc en Suisse et s’installe à Lucerne, à l’hôtel Schweizerhof, où il retrouve son « cygne » d’Érard. Il fait clouer des tapis aux portes de son appartement pour ne pas entendre les pianos du voisinage. Le troisième acte est entamé. En certains jours, son cœur est absolument stérile ; en d’autres, la musique s’en échappe comme une source intarissable et il écrit à Mathilde : « Il m’est devenu tout à fait clair qui je n’inventerai jamais plus rien de neuf. Cette grande floraison (vénitienne) a fait germer en moi de telles richesses qu’il me suffit à présent d’y puiser pour cueillir aisément les fleurs dont j’ai besoin… Tristan devient quelque chose de terrible ! Ce dernier acte !… J’ai peur qu’on interdise mon opéra, sauf ci de mauvaises représentations en donnent une parodie. Elles seules lui assureront la vie sauve. Car si elles étaient parfaitement bonnes, les gens deviendraient fous… »

Cependant, le grand événement auquel depuis si longtemps Wagner se prépare a enfin lieu : il revoit Mathilde. Otto Wesendonk l’a invité chez lui, pensant mettre fin de cette manière aux bavardages excités des bonnes langues de Zurich. Leur amitié ainsi ouvertement proclamée, n’est-ce pas le plus élégant moyen de faire taire la médisance ? Wagner accourt aussitôt, monte à la Colline Verte, et ces amants séparés depuis huit mois se retrouvent face à face. « Revoir mélancolique,