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RICHARD WAGNER


comme Tristan à Karéol ; il y a couvé sa douleur. et il y est mort lentement à toute confiance dans la joie. Comme à Zurich comme à Paris, comme partout, il y fut à la fois misérable et magnifique. Son argent, il l’a dépensé en décors et en pharmacie, tapissant de damas rouge la grande salle du palais Giustinani où résonnèrent les vagues passionnées de sa musique, et obligé de soigner durant plusieurs semaines une furonculose à la jambe. Il a porté au mont-de-piété sa montre et une bonbonnière en or, offerte autrefois par la princesse de Wittgenstein. De maigres « tantièmes », envoyés de Vienne pour quelques représentations de Lohengrin, sont venus le remettre pour peu de temps à flot. Mais ce ne sont là que des palliatifs. Le roi de Saxe refuse toujours de l’amnistier, et Wagner a même bien de la chance d’être toléré à Venise (ville autrichienne), où son séjour est protégé par signor Crespi, conseiller à la police et grand amateur de musique wagnérienne. Cependant, ni Weimar, ni Karlsruhe, ni Munich ne semblent vouloir le Tristan. De plus, Richard s’est disputé avec Liszt. L’agacement, l’amertume, la pauvreté lui ont dicté une lettre ironique sur le « bonheur » de son ami. Et celui-ci, qui traverse lui aussi une profonde crise sentimentale, aggravée par des déceptions professionnelles, pour la première fois le sa vie se fâche contre Wagner. Mais une telle amitié ne peut être troublée longtemps. Ses derniers écus de l’année 1858, Wagner les consacre à une dépêche pour Liszt, puis il achète, pour boire à sa santé avec Ritter et les amis vénitiens, une bouteille de champagne… Et il reçoit un peu plus tard de Franz sa Symphonie de Dante avec cette dédicace : « De même que Virgile a guidé Dante, de même tu m’as guidé à travers les régions mystérieuses de ces mondes de la musique si pleins de vie. Je te crie du fond de mon cœur : « Tu se’il mio maestro, el mio autore !  » et je te dédie cette œuvre ; reçois cet hommage d’un ami dont l’amitié ne se démentira jamais. F. L. »

Certes, Venise est épuisée pour Wagner. Il l’a mise en musique, comme son amour. Pendant une nuit l’insomnie, travaillant à Tristan, il s’était accoudé au balcon de son palais pour écouter l’appel des gondoliers quand ils se croisent sur les eaux dans le silence nocturne… « Et j’y reconnus la primitive mélopée sur laquelle, au temps du Tasse, ses vers ont été