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RICHARD WAGNER


Sept mois avaient donc passé depuis l’arrivée de Wagner dans la « ville aux cent profondes solitudes ». Sept mois pendant lesquels il avait sévèrement souffert, puis travaillé, et de nouveau cent fois maudit la vie avant de composer le plus beau des cantiques qui ait jamais été dédié à la mort. Car si son journal et ses lettres sont tout frémissants d’abord d’un arrachement dont on voit chaque jour couler le sang, la douce paix vénitienne, le silence d’isolde, le redoutable bienfait des habitudes nouvelles ont lentement pansé la blessure de Tristan. Comme au dernier acte de son drame, il a tenu longtemps les yeux fixés sur l’horizon, espérant chaque jour, chaque semaine recevoir le message qui lui aurait appris que l’absence — fût-elle longue — prendrait fin subitement par l’arrivée d’Isolde dans une tempête. Et si ce rêve ne se réalisait point, du moins Wagner restait-il assuré qu’elle le rappellerait bientôt, qu’elle lui écrirait, qu’il rentrerait à l’Asile, qu’elle ne saurait jamais se passer de lui et que sur les ruines de leur passion défunte croîtrait le lierre mystique de l’amour spirituel. C’était cela, cette « victoire » dont il ornait sans cesse sa prose. Mais Mathilde n’était pas venue ; elle n’avait pas écrit ; et les nouvelles qu’il en recevait par Mme Wille, prudentes, parcimonieuses, comment n’eussent-elles pas trahi peu à peu que le cœur de la bien-aimée était entré, après ces années de lutte, dans l’assouplissement de la résignation ? Mathilde avait cherché refuge dans l’abri élevé autour d’elle par son mari, ses enfants, ses devoirs, tout ce qui « résonnait si étrangement » à l’âme de Richard. Elle avait accepté. Et Wagner aussi peut-être. Mais il n’avait point renoncé. Un cœur aimant ne se résigne jamais à perdre pêro ce qui ne lui est plus que cuisante douleur. Et cette douleur lui était devenue, insensiblement, aussi précieuse que son amour. Elle se confondait avec lui, inspirait chacun de ces faux espoirs dont il se croyait guéri et qui nourrissaient pourtant les nostalgiques désirs dont il avait besoin, non seulement pour vivre, mais pour créer. Or, c’est ici que vient se greffer sur le drame du sentiment le drame de la pensée ; ici qu’Isolde remplace Mathilde, que la vie et la mort, un instant superposées, reprennent cha-