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LA MORT D’ISOLDE

toute la communauté ses fautes ; cela seul le délivre de ses péchés. Vous savez comment, involontairement, je suis devenu bouddhiste, moi aussi… Même la règle de mendicité, je l’ai pratiquée selon la maxime bouddhique… Or, je veux connaître ma destinée jusqu’au bout, non pour la contrarier, mais pour être en face d’elle sans illusions… Je renonce à l’Allemagne d’un cœur froid et tranquille. Je n’ai rien décidé encore quant à mon avenir — hormis l’achèvement de Tristan. Je verrai si je peux terminer ici l’esquisse du troisième acte. J’en entreprendrai l’instrumentation sans doute en Suisse, non loin de vous probablement, à Lucene, où je me suis bien trouvé l’été dernier. L’hiver prochain, je le passerai peut-être à Paris… Evidemment, la postérité s’étonnera qui j’aie été obligé — moi précisément — de faire de mes œuvres un négoce. Mais cela est ainsi et l’on n’y peut rien changer. Moi non plus, je ne change guère ; je conserve mes petites faiblesses ; j’aime à être logé agréablement ; j’aime les tapis et les beaux meubles ; je m’habille volontiers chez moi de soie et de velours… »


Et enfin, le 25 mars, il écrit de Milan : « J’ai donc pris congé en votre nom, amie, de ma rêveuse Venise. Comme en un monde nouveau, me voici enveloppé du bruit des rues, de la poussière, de la sécheresse, et Venise m’apparaît pareille à un conte de fées. Un jour, vous entendrez le rêve qui j’ai mis en musique là-bas. Mais, peu de nuits avant mon départ, j’ai eu un songe que je vais vous décrire, quoiqu’il soit trop beau pour être raconté… Deux colombes arrivaient à tire-d’aile par-dessus les montagnes. Je vous les avais envoyées pour vous mander mon prochain retour. Deux colombes ; pourquoi deux ? C’est ce que j’ignore. Elles volaient accouplées. En les apercevant, vous montiez soudain dans les airs à leur rencontre, tenant dans votre main une grande couronne de laurier. Vous les poursuiviez, vous jouiez avec elles, et vous les attrapiez. Tout à coup, un éclatant rayon de lumière tomba sur vous, tel qu’on en voit mirer à travers les nuées après quelque orage, et ce rayon était si vif qu’il m’éveilla… Que saint Antoine saint Étienne et tous les saints vous bénissent ! Je ne vous dis pas adieu, puisque je me rapproche tellement de vous. Recevez donc mon salut. Demain, je traverserai les Alpes. »