dernière nuit à l’Asile, je me suis mis au lit à onze heures. Je
devais partir le lendemain matin à cinq heures. Avant de
fermer les yeux, la pensée me revint vivement — comme
toujours en ce lieu avant de m’endormir — que cette chambre
serait celle-là même où quelque jour je mourrais. C’est là que
je me voyais couché lorsque tu t’approcherais de moi pour
la dernière fois et lorsque, ouvertement, devant tous, tu
prendrais ma tête dans tes bras pour recevoir mon âme dans
un dernier baiser. Cette mort était ma rêverie la plus douce ;
elle s’était développée dans cette pièce : la porte
de l’escalier est close ; tu entres sous le rideau de mon
cabinet de travail, tu m’enveloppes dans tes bras et je meurs
en te regardant… Et à présent ? Cette possibilité d’expirer
ainsi m’est donc ôtée ? Froidement, comme quelqu’un qu’on
chasse, j’ai quitté cette maison où j’étais enfermé avec un
démon que je ne pouvais plus exorciser que par la fuite. Où,
où sera-ce donc maintenant que je mourrai ? — Je m’endormis
dans ces pensées. — Un étrange frôlement m’éveilla de
ce cauchemar et je sentis distinctivement un baiser se poser
sur mon front. Un léger soupir suivit. Cela était ai vif que je
tressaillis et regardai autour de moi. Tout était tranquille. Je
fis de la lumière ; il était près d’une heure, moment où les
esprits s’éloignent. Quelque fantôme avait-il monté la garde
près de moi ? Étais-tu éveillée ou dormais-tu à cet instant-là ?
Que sentais-tu ? Je ne pus refermer les yeux. Je me retournai
longtemps avec agitation dans mon lit. Enfin je me levai,
m’habillai, bouclai ma dernière valise, puis tout en arpentant
ma chambre ou en me jetant sur le canapé, j’attendis le jour
avec angoisse. Il parut plus tardivement que je n’y étais
accoutumé par les longues nuits d’insomnie de l’été dernier.
Le soleil rougit enfin derrière les montagnes. Alors je regardai
une fois encore longuement de ton côté. Ô ciel ! il ne me
vint aucune larme ! Mais il me semble que les cheveux de mes
tempes blanchissaient. — J’avais donc pris congé de toi. Tout
en moi était assuré et froid. Je descendis. Ma femme m’attendait.
Elle me servit le thé. Ce fut une heure affreuse, lamentable.
Elle m’accompagna. Nous traversâmes le jardin. La
journée était magnifique. Je ne me retournai pas. — Au moment
du dernier adieu, ma femme éclata en pleurs et en
gémissements. Mais pour la première fois mes yeux restèrent
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RICHARD WAGNER