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RICHARD WAGNER


dernière nuit à l’Asile, je me suis mis au lit à onze heures. Je devais partir le lendemain matin à cinq heures. Avant de fermer les yeux, la pensée me revint vivement — comme toujours en ce lieu avant de m’endormir — que cette chambre serait celle-là même où quelque jour je mourrais. C’est là que je me voyais couché lorsque tu t’approcherais de moi pour la dernière fois et lorsque, ouvertement, devant tous, tu prendrais ma tête dans tes bras pour recevoir mon âme dans un dernier baiser. Cette mort était ma rêverie la plus douce ; elle s’était développée dans cette pièce : la porte de l’escalier est close ; tu entres sous le rideau de mon cabinet de travail, tu m’enveloppes dans tes bras et je meurs en te regardant… Et à présent ? Cette possibilité d’expirer ainsi m’est donc ôtée ? Froidement, comme quelqu’un qu’on chasse, j’ai quitté cette maison où j’étais enfermé avec un démon que je ne pouvais plus exorciser que par la fuite. Où, où sera-ce donc maintenant que je mourrai ? — Je m’endormis dans ces pensées. — Un étrange frôlement m’éveilla de ce cauchemar et je sentis distinctivement un baiser se poser sur mon front. Un léger soupir suivit. Cela était ai vif que je tressaillis et regardai autour de moi. Tout était tranquille. Je fis de la lumière ; il était près d’une heure, moment où les esprits s’éloignent. Quelque fantôme avait-il monté la garde près de moi ? Étais-tu éveillée ou dormais-tu à cet instant-là ? Que sentais-tu ? Je ne pus refermer les yeux. Je me retournai longtemps avec agitation dans mon lit. Enfin je me levai, m’habillai, bouclai ma dernière valise, puis tout en arpentant ma chambre ou en me jetant sur le canapé, j’attendis le jour avec angoisse. Il parut plus tardivement que je n’y étais accoutumé par les longues nuits d’insomnie de l’été dernier. Le soleil rougit enfin derrière les montagnes. Alors je regardai une fois encore longuement de ton côté. Ô ciel ! il ne me vint aucune larme ! Mais il me semble que les cheveux de mes tempes blanchissaient. — J’avais donc pris congé de toi. Tout en moi était assuré et froid. Je descendis. Ma femme m’attendait. Elle me servit le thé. Ce fut une heure affreuse, lamentable. Elle m’accompagna. Nous traversâmes le jardin. La journée était magnifique. Je ne me retournai pas. — Au moment du dernier adieu, ma femme éclata en pleurs et en gémissements. Mais pour la première fois mes yeux restèrent