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LA COLLINE DU BONHEUR


deux extrêmes, un compromis ? Arrive-t-on à spiritualiser à tel point un amour que, demeurant tout proches et pourtant séparés, des amants restent fiancés, en dépit du monde, dans un univers muet et désincarné ? Il faudrait, pour cela, que tout désir fût éteint. Mais quel amour humain accepte de sacrifier ses joies les plus sûres ? Richard ne peut se résoudre à perdre déjà un bonheur si jeune, qui lui semble porter tout son avenir. Et Mathilde ne regarde pas au delà du crépuscule quotidien. Mais Minna veille sur ces voluptés à elle dérobées et qu’elle n’abandonnera pas à trop bon compte. Elle surveille les allées et venues de maison à maison et déclare qu’elle n’agit pas par jalousie, mais par dégoût des mesquineries, des cachatteries, et pour sauver les convenances… Toutefois, la rancune monte en elle à ce degré où l’orage devient inévitable ; et la catastrophe se produit.

Le 7 avril, elle observe chez son mari une vive agitation. À chaque coup de sonnette il sort de chez lui, un grand rouleau de papier à la main (c’est l’esquisse complète du premier acte de Tristan) qu’il voudrait faire porter à la villa Wesendonk. Sans doute attend-il qu’on vienne le chercher. Personne ne paraissant, il finit par le confier à son domestique. C’est le moment que guette Minna, cachée derrière les rideaux de sa chambre, au rez-de-chaussée. Elle rappelle l’homme. déclare qu’elle portera le paquet elle-même, l’ouvre et en retire la lettre qu’elle savait y trouver. Pauvre lettre d’un homme lui aussi malheureux, jaloux (du professeur italien de Sanctis, en séjour à Zurich et ami des Wesendonk), toute tremblante de son impatience, toute animée de sa tendresse et si foncièrement sincère, si honnêtement passionnée ! Minna la lit avec une colère froide, peut-être déçue.

« Oh, non, non ! Ce n’est pas de Sanctis que je hais, c’est moi-même, de surprendre toujours mon cœur à de pareilles faiblesses. Ma nervosité et l’irritation qui en est résultée sont-elles unec excuse ? Avant-hier, à midi, un ange est venu, qui m’a béni… Cela me fit tant de bien, me rendit si joyeux, qu’à la tombée de la nuit j’éprouvai un ardent désir de voir des amis pour leur faire partager mon bonheur intime… De Sanctis était auprès de vous… J’attendis en vain… L’heureux homme, il l’a éloignée de moi… Pourquoi fréquente-t-elle ces pédants qui sont des gêneurs ?… Cela dura ainsi toute la nuit.