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LA COLLINE DU BONHEUR


m’étreignis en disant : « Maintenant je ne souhaite plus rien. » Ce jour-là, à cette heure précise, jc suis né de nouveau. Jusqu’alors ç’avait été une vie préparatoire. Ensuite a commencé ma vie posthume. Mais dans ce moment merveilleux seul, j’ai vécu mon présent. Tu sais comme je l’accueillis : non point surexcité, orageuse, enivré, mais avec solennité, remué profondément, doucement. chaleureusement, et comme regardant librement à l’infini devant moi. Je m’étais détaché toujours plus du monde avec douleur. Tout, en moi, était devenu négation, refus. Mes créations elles-mêmes m’étaient souffrance, nosta1gie, et désir insatiab1e d’opposer à cette négation, à cette nostalgie, à ce refus, une affirmation ; besoin de me trouver à moi-même un double. Ce moment unique me le donna. Une femme tendre, timide et craintive se jeta courageusement dans un océan de souffrances pour m’offrir cet instant adorable ; pour me dire : je t’aime. Ainsi t’es-tu vouée à la mort pour me rendre vivant ; et j’ai reçu la vie pour souffrir et mourir avec toi. …

18 septembre… Mathilde… l’Asile… Cosima… Tristan… divorce… mort… tout se confond dans un paroxysme de bien-être et dans un mouvement créateur si vif qu’à peine les Bülow partis il se met à la composition de l’œuvre qui le harcèle. Chaque matin y est consacré. L’après-midi il fait, en compagnie du chien Fips (un cadeau dec Malhilde), une longue promenade dans les bois environnants. Le soir, visite chez les Wesendonk, ou visite des Wesendonk à l’Asile, scènes avec Minna, « têtes » de Minna, explications, réconciliations et nouvelles disputes. La malheureuse croit reconquérir ainsi l’amour de son prisonnier, qui ne cherche naturellement qu’à préparer son évasion définitive. Mais il hésite quand même, victime de cette pitié dont il s’est fait une doctrine. « Il faut que je me décide, et tout choix est si cruel qu’il m’est nécessaire d’avoir à mes côtés l’ami unique que le ciel m’a donné (Liszt). Dans l’espoir de trouver la voie où je ferai le moins souffrir, je songe à repartir pour Paris… » Liszt n’intervient pas cependant. Il se trouve, lui aussi, à cause du projet de divorce de la princesse Carolyne, de son activité au théâtre et de quelques complications sentimentales, en grande difficulté. Wagner s’enfonce dans son booheur menacé et parvient à achever pour Noël l’esquisse musicale du