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RICHARD WAGNER


sublime : il faut que tu me procures un piano à queue d’Érard… » Et ce n’est pas tout. Il veut à présent une maison, un jardin, loin de toute espèce de bruit. Il a ruminé ce projet avec rage. Pourquoi l’éditeur Haertel ne lui achèterait-il pas ses deux opéras nouveaux pour qu’il puisse acquérir enfin son lopin de terre ?

En attestant une réponse sur ce grand sujet Wagner rentre à Zurich et se met avec une fraîcheur allègre, jamais encore ressentie, à la composition de Siegfried. Cela marcherait rondement sans une torture nouvelle qui s’ajoute à celle des pianos et de la flûte : un ferblantier vient de s’installer en face de ses fenêtres ! Et il cogne sas arrêt, martetant le cerveau du musicien, Richard veut renoncer à tout, jeter plume et papier, lorsque de cette exaspération même jaillit brusquement un motif musical, célui de la fureur de Siegfried contre Mime, le sournois forgeron. Il trouve aussitôt sur le piano le thème en sol mineur, le chante, éclate de rire, Et voilà Wagner une fois de plus dans ses transes créatrices, provoquées par l’excès de sa nervosité. « Étrange : c’est en composant seulement que se révèle à moi le sens véritable de mon poëme, qu’il me découvre ses secrets. »

Une longue visite automnale de Liszt et de la princesse de Wittgenstein interroampt cette première flambée. Elle eut une importance décisive dans de développement musical de Wagner lorsqu’il entendit, joués ou dirigés par Liszt lui-même, sa Symphonie de Dante et deux de ses Poèmes symphoniques (Orphée et Les Préludes). « Je suis devenu, depuis lors, un tout autre harmoniste », écrira-t-il plus tard à Bülow. Aussi après leur départ, se remet-il à l’œuvre, et en février de 1857 le premier acte de Siegfried est entièrement mis en musique.

L’heure est maintenant venue, après ces mois agités d’un grand changement dans l’existence de l’exilé. Haertel a refusé d’acquérir les Nibelungen, cette œuvre injouable, inchantable, et d’avance condamnée à mort. Le dernier soir d’obtenir le coin de solitude sauveur s’efface donc, lorsque Wesendonk, tout à coup, intervient dans le destin de Wagner.

Il a acheté il y a quelques mois, dans la banlieue de l’Enge, un beau terrain sur une colline en bordure du lac, et il y fait construire une très grande villa à l’italienne. Tout occupé des plans et de l’aménagement de sa propriété, il apprend un