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LA FORGE DE L’« ANNEAU »


parce qu’il est malheureux, tourmenté par l’impérieux désir de rentrer dans quelque capitale allemande (Berlin, Weimar, Leipzig, Munich, qu’importe !) pour y faire vivre ses œuvres et justifier sa longue retraite, racheter sa déchéance, obtenir l’amnistie. Il remboursera ensuite au décuple. Une représentation décisive, une seule, de son Lohengrin, est « le stimulant nécessaire sans lequel je finirais inévitablement par périr… Ma grâce, je ne la demande qu’en ma qualité d’artiste… » Mais cette faveur tant souhaitée ne s’obtient pas d’un roi rancunier, et les mille francs de Liszt, Wagner les emploie à faire une cure à Mornex, à quelques lieues de Genève, sur le mont Salève.

Dans cette solitude savosienne, où le hasard l’a conduit, il jouit enfin du silence véritable. Quel bienfait, après le tintamarre des trois pianos et de la flûte qui empoisonnent son voisinage zurichois ! Un régime sévère, imposé par le docteur Vaillant, de Paris, qui dirige ici une clinique hydrothérapique, lui fait tout de suite le plus grand bien. Presque pas d’étrangers ; une belle campagne ; toute la chaîne du Mont Blanc et des Alpes de Savoie devant le balcon du pavillon qu’il habite seul (à la condition, toutefois, de le céder le dimanche matin au pasteur genevois qui célèbre son culte « dans le local où vit un impie de mon espèce » ). Il s’y trouve même un piano médiocre. Sur cette caisse, Wagner tapote les Poèmes symphoniques de Liszt, « œuvres tellement belles, tellement incomparables, qu’il faudra bien du temps à la critique pour savoir comment les classer ». Il lit Walter Scott sur la recommandation de Schopenhauer. Il ébauche quelques vers : Tristan, et un poème nouveau. Les Vainqueurs… « Le saint des saints, la délivrance la plus complète ; mais je ne puis encore t’en parler. » C’est la grande idée asiatique, l’histoire de Çakyamouni, de son disciple Ananda et de Tschandala sa fiancée, qu’il vient de découvrir dans l’Histoire du bouddhisme indien de Burnouf[1].

En peu de semaines, cet étonnant Français qu’est le docteur Vaillant, a guéri Wagner de son eczéma tenace. Ceux-là seuls qui ont souffert de cette épreuve seront sensibles à la joie du délivré. « Écoute, Franz ! Je viens d’avoir une idée

  1. Les archives de Wahnfried possèdent le petit carnet oblong où Wagner a recueilli ses idées pour les Vainqueurs. Le 24e et dernier feuillet est daté de Zurich, le 16 mai 1856.