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RICHARD WAGNER


ami véritable. Minna est toujours malade, ombrageuse, de plus en plus étrangère aux inquiètes recherches de son époux incompréhensible. Elle voyage en Allemagne ; elle fait ici cures pour sa santé. Et Richard a pris chaque soir sans y songer le chemin de l’hôtel Baur au Lac. Dans son salon, Mathilde attend celui qu’elle a nommé « l’homme du crépuscule », et qui lui apporte son butin quotidien. Enjoué, il plaisante. Fatigué, il se repose. Lourd de musique, il se met au piano. Une fois il lui offre le prélude de La Walkyrie sur lequel il a tracé trois lettres en guise de dédicace : G (esegnet) S (ei) M (athilde). Bénie soit Mathilde[1]. Une autre fois il lui fait présent d’une Sonate d’album écrite à son intention. Il ne peine plus dans la solitude à présent. Son œuvre est consacrée. Elle a un but, une vie secrète. Et toutes ces pages de musiques nouvelles, dont les motifs épars résonnèrent jusqu’ici dans le vide, se chargent de sens et d’allusions.

Le 27 décembre de 1854, la composition de La Walkyrie est achevée. « Brunhilde dort… Moi, hélas ! je veille encore. » Peu de jours après, il reçoit la visite du trésorier de la « Philharmonie » de Londres, dépêché spécialement à Zurich pour demander à Wagner de diriger au printemps les huit grands concerts de cette vieille société. Il accepte, car si l’Allemagne ne veut toujours pas de lui, pourquoi ne confierait-il pas ici ses nouveaux débuts à l’Angleterre ?

Il part donc seul, s’installe dans un logis confortable, à Portland Terrace, et affronte aussitôt les éternelles difficultés auxquelles depuis vingt ans le musicien de l’avenir doit faire face lorsqu’il se bat contre les musiciens du passé. Or, la Philharmonie veut bien admettre à ses programmes sept symphonies de Beethoven, quelques échantillons du Lohengrin et le prélude de Tannhaeuser, mais elle tient essentiellement à ce qu’y figurent aussi Mendelssohn, Spohr, Chérubini, Onslow et — humiliation suprême — Marschner et Meyerbeer… Il en faut donc passer par là. L’orchestre est malade des plus vieilles routines. On rit les observations caustique » de ce

  1. Sur la page de l’esquisse de la Walkyrie on lit cette date : 3 août, et tout à côté ces lettres mystérieuses : « W-d-n-w. — G !! » qui se complètent ainsi (selon le Dr Otto Strobel) : « Wenn du nicht wärst, Geliebte » et s’adressent sans doute à Mathilde Wesendonk.