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RICHARD WAGNER


dividu en doit arriver fatalement à ne voir dans l’universelle souffrance qu’une image de la sienne, puis à en prendre courageusement son parti. Alors il rejettera l’existence comme un mal, une erreur. Il abolira la volonté de vivre en tuant en lui les désirs. L’homme normal s’assouvit, procrée, puis disparaît. Mais l’homme supérieur, génie ou saint, combat la volonté de vivre et cesse d’être à son service. Il parvient ainsi à la contemplation passive, c’est-à-dire esthétique, du monde. L’artiste, en lui, regarde et interprète. Or, que voit-il ? La souffrance. Que sent-il ? La compassion. Les saints naïfs du christianisme n’ont désiré, après l’affranchissement de la chair, qu’une naissance à quelque vie nouvelle libérée des lois de la nature. Mais l’Orient a visé plus haut lorsque les brahmines de l’Inde assignèrent à l’âme le paradis du néant. Sans doute ont-ils accepté le mythe de la création par Dieu. Mois loin de célébrer cet acte comme un bienfait, ils le sentent comme un péché de Brahma ; et celui-ci expie sa faute dans ses réincarnations. Il ne gagnera le nirvânâ que par une migration incessante où, épurée et régénérée, son âme atteindra lentement au bien parfait du non-être.

Acceptation de la mort, charité nécessaire, pitié, telle est donc la morale que Wagner extrait de Schopenhauer. Et n’est-ce pas celle qu’il a lui-même esquissée, lui qui donnait à la connaissance intuitive le pas sur la raison ? N’est-ce pas ce qu’il a proclamé dans L’Œuvre d’art de l’avenir, où il affirme que toute vie découle de la Nécessité, que tout art véritable n’est jamais caprice ou hasard, mais fruit de l’instinct mûri dans les « forceries » du talent ? Son grand poëmc en est une preuve manifeste puisqu’il révèle des principes dont lui-même ignorait l’entière portée. Il se souvient d’avoir écrit, comme sous la dictée du philosophe de Francfort : « La vraie conscience est la connaissance de notre inconscient. » Et aux révélations du philosophe s’ajoute encore une séduction suprême : sa théorie de la musique. Car pour Schopenhauer, la musique est le langage universel, la voix des choses, le mode d’expression le plus nuancé de toutes nos émotions. Elle est donc en quelque sorte notre plus certaine libération du monde des phénomènes, puisqu’elle décrit et représente non la vie humaine seulement, mais la vie en soi, son mouvement le plus caché, ses rêves, tout ce qui nous traverse de fulgurant