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LA FORGE DE L’« ANNEAU »

Liszt vint donc et séjourna huit jours. Ce fut un vrai délire de tendresse. Et ces deux hommes si différents et si étrangement liés par tant d’inexprimable, firent ensemble, avec Herwegh, une excursion sur le lac de Lucerne. Ils se jurèrent tous trois amitié éternelle. Ils se communiquèrent leurs œuvres, se stimulèrent au travail. Wagner, dès ce moment, porte en lui le tumulte de ses futurs opéras. Comme cela se produit chaque fois qu’il aborde une de ses grandes périodes de création, l’agitation s’accroît. Tout son être est divisé entre un insatiable désir de jouissances et un abattement profond. Retombé à sa solitude après le départ de l’ami bien-aimé, il part pour l’Engadine, n’y trouve qu’un paysage grandiose et un engourdissement de l’imagination. Tout est gris, morne, désert, et St. Georges (Herwegh), son compagnon de route, ne vaut pas St. François (Liszt). Que celui-ci lui envoie au moins son portrait en médaillon. Quant à collaborer à la nouvelle revue musicale, dirigée par Brendel, comme Liszt le lui demande, non, il ne le peut plus, il ne le veut plus. « Lorsqu’on agit, on ne s’explique pas », et il a fini de s’expliquer puisqu’il est sur le point d’agir. Aussi part-il maintenant pour l’Italie. Là, il pourra écrire, composer, s’affirmer comme chef des « musiciens de l’avenir ».

Mais l’Italie ne lui est pas meilleure que la Suisse. Pourtant, à Gênes, il est traversé d’une grande espérance, tant cette ville et ses monuments amplifient son ivresse musicale. Il trace d’avance à Nietzsche l’itinéraire de ses voyages spirituels futurs : Saint-Moritz, Gênes, « asiles pour l’harmonieux repos du travail. » Mais Wagner ni s’y attarde pas. Un après-midi à la Spezzia, après une nuit de fièvre et d’insomnie, il s’étend sur le dur petit canapé de sa chambre d’hôtel, tombe dans une somnolence qui semble l’entraîner sur un fleuve. « Le bruissement de cette eau prit bientôt un caractère musical : c’était l’accord de mi bémol majeur qui retentissait et flottait en arpèges ininterrompus. Puis ces arpèges se changèrent en figures mélodiques d’un mouvement toujours plus rapide, mais jamais le pur accent de mi bémol majeur ne se modifia, et sa persistance semblait donner une signification profonde à l’élément liquide dans lequel je plongeais. Soudain, j’eus la sensation que les ondes se refermaient en cascade sur moi. Épouvanté, je m’éveillai en sursaut et reconnus